Prise en charge des voies respiratoires chez le patient intoxiqué

Volume 13, Numéro 2

Auteur(s)
Martin Laliberté
M.D., M. Sc, FRCPC, FACMT, Urgentologue, Centre universitaire de Santé McGill, Consultant en toxicologie clinique, Centre antipoison du Québec, Président, Association canadienne des centres antipoison

Introduction

Les urgences toxicologiques sont depuis toujours pour le clinicien un défi clinique et ce, pour plusieurs raisons. Ce sont des situations qui évoluent dans le temps, souvent de façon favorable mais des complications soudaines et inattendues peuvent parfois survenir. Le clinicien qui, le premier, a la tâche d'évaluer le patient, doit très souvent se contenter d'informations incomplètes ou erronées sur la situation clinique : nature de l'ingestion, quantité ingérée, délai écoulé depuis l'ingestion, état prémorbide du patient et ainsi de suite. De plus, même si les circonstances peuvent suggérer une intoxication, il est également possible que la situation clinique réelle soit tout autre et que le problème présenté par le patient soit de nature non toxicologique : neurologique, métabolique, infectieux ou traumatique, par exemple. Même si, de prime abord, le défi semble grand, le clinicien qui respectera certains principes thérapeutiques importants parviendra, dans la grande majorité des cas, à un résultat satisfaisant. La clé du succès réside dans la capacité pour le clinicien d'anticiper les complications et d'intervenir de façon efficace au bon moment. La prise en charge des voies respiratoires chez le patient intoxiqué est à ce titre d'une importance primordiale pour l'évolution favorable du patient intoxiqué.

Cas clinique

Une patiente de 31 ans, connue pour tentatives suicidaires multiples dans le passé, est amenée à l'urgence d'un centre hospitalier par les services ambulanciers, après que sa sour l'ait retrouvée semi-consciente dans son appartement. Selon cette dernière, la patiente aurait avoué avoir ingéré, dans un geste suicidaire, une heure plus tôt, 15 comprimés de clonazépam (Rivotril®) 2 mg et 25 comprimés de théophylline (Theo-dur®) 300 mg avec une quantité indéterminée d'éthanol. La tension artérielle est à 110/70, le pouls est à 70/minute, la respiration est à 12/minute et la température rectale est normale. La patiente n'ouvre les yeux qu'aux stimuli douloureux. Elle présente une flexion des extrémités aux stimuli douloureux et émet des sons incompréhensibles, pour un état de conscience sur l'échelle de Glasgow d'environ 8 sur 15. L'examen des pupilles est normal, l'auscultation cardio-pulmonaire est normale, l'examen abdominal est normal avec un péristaltisme présent et les extrémités sont bien perfusées.

Discussion

Quels sont les plus grands dangers encourus par cette patiente?

Une diminution progressive et persistante de l'état de conscience risque, au cours des prochaines minutes, de placer la patiente dans une situation où il y a risque d'aspiration du contenu gastrique dans les voies respiratoires. De plus, l'ingestion mixte benzodiazépine/théophylline pourrait entraîner une hypoventilation qui mettrait la vie de la patiente en danger. Enfin, la théophylline ingérée par la patiente pourrait induire des vomissements importants et provoquer des convulsions, augmentant encore le risque d'aspiration.

Quelles sont les actions à entreprendre sans délai dans ce cas?

Une décontamination gastro-intestinale agressive est indiquée dans ce cas étant donné la toxicité potentielle de l'ingestion, le court délai entre l'ingestion et l'évaluation à l'urgence et le fait que la patiente présente déjà des symptômes consécutifs à l'ingestion des toxiques. Un lavage gastrique est probablement indiqué dans ce cas et le charbon activé devra également être utilisé à doses répétées étant donné qu'il adsorbe très efficacement la théophylline. Cependant, la protection des voies respiratoires par intubation endotrachéale constitue sans doute la première étape du traitement. Une fois les voies respiratoires protégées, le lavage gastrique et l'administration de charbon activé pourront se faire de façon sécuritaire.

La protection des voies respiratoires par intubation endotrachéale, chez le patient qui présente une diminution de l'état de conscience, vise en fait à corriger trois problèmes potentiels :

  • elle prévient ou corrige l'obstruction respiratoire haute quand le patient ne peut maintenir une perméabilité adéquate des voies respiratoires;
  • elle corrige l'hypoventilation qui coexiste souvent avec la diminution de l'état de conscience;
  • elle prévient l'aspiration du contenu gastrique.

Certaines considérations particulières existent en ce qui concerne le patient intoxiqué. Tous les patients qui sont évalués dans une situation d'urgence et pour lesquels une intubation endotrachéale est considérée, ont, jusqu'à preuve du contraire, un estomac plein. Étant donné qu'une forte proportion des patients intoxiqués, qui sont vus à l'urgence, auront ingéré le médicament ou la toxine, il est encore plus évident que cette population sera à risque d'aspiration. De plus, le patient intoxiqué recevra des doses plus ou moins généreuses de charbon activé qui auront pour effet de distendre encore plus l'estomac. Pour certains patients dont l'état de conscience est diminué, un lavage gastrique sera effectué. Ces circonstances nous mettent en présence d'une situation à haut risque pour une aspiration, d'autant plus que le patient intoxiqué semble avoir une tendance "naturelle" aux vomissements. La technique d'intubation endotrachéale choisie par le clinicien devra tenir compte de ces risques. Enfin, la ou les toxines ingérées amènent souvent une diminution plus ou moins complète de l'état de conscience et même si le patient réagit peu lors de l'évaluation clinique initiale, il faut se souvenir qu'il y a possibilité d'efforts de vomissements lors d'une tentative d'intubation. Le clinicien devra alors choisir une technique d'intubation qui lui permettra de maîtriser complètement la situation.

La technique de choix pour la prise en charge des voies respiratoires chez le patient intoxiqué inconscient avec estomac plein est sans doute l'intubation à séquence rapide. Cette technique est sécuritaire lorsqu'elle est effectuée par un clinicien expérimenté et elle présente des avantages indiscutables :

  • elle minimise les risques de vomissements et d'aspiration lors de la laryngoscopie;
  • elle permet au clinicien de prendre le contrôle de la situation de façon complète;
  • elle augmente les chances de succès de l'intubation endotrachéale.

Les principes généraux de l'intubation à séquence rapide sont les suivants :

  • établir au départ une réserve en oxygène pour le patient par ventilation spontanée sans ventilation assistée pour ne pas distendre l'estomac, ce qui favoriserait les vomissements;
  • induire l'anesthésie, puis la paralysie musculaire par l'administration séquentielle d'un agent d'induction et d'un bloquant neuromusculaire;
  • intuber la trachée sous visualisation directe par laryngoscopie

Certaines conditions cliniques doivent être présentes :

  • le patient doit être suffisamment stable pour s'oxygéner de façon spontanée et ne pas nécessiter une intubation endotrachéale immédiate;
  • les facilités de monitorage du patient doivent être disponibles (moniteur cardiaque, monitoring non invasif de la tension artérielle, saturométrie);
  • le clinicien doit être à l'aise avec la technique d'intubation endotrachéale elle-même ainsi qu'avec les techniques alternatives de prise en charge des voies respiratoires.

Sans revoir de façon exhaustive les différents aspects de la technique d'intubation à séquence rapide, il convient ici de mentionner les aspects particuliers applicables au patient intoxiqué. En ce qui concerne l'induction de l'anesthésie, l'agent de choix dans ces circonstances est probablement une benzodiazépine comme le midazolam à raison de 0,2 à 0,3 mg/kg, étant donné qu'il est habituellement bien toléré au niveau hémodynamique et qu'il protégera efficacement le patient contre les convulsions, qui peuvent survenir de façon relativement fréquente dans un contexte d'intoxication. Le fentanyl à raison de 5 mg/kg représente une alternative adéquate.

En ce qui concerne la paralysie neuromusculaire, la succinylcholine à raison de 1,0 à 1,5 mg/kg constitue le choix classique, étant donné son début d'action rapide (45 à 60 secondes) et sa durée d'action limitée (environ 5 minutes). Les risques associés à l'usage de la succinylcholine, par exemple, l'hyperkaliémie, peuvent cependant représenter un inconvénient dans certaines situations cliniques. Le vécuronium à raison de 0,1 à 0,2 mg/kg représente l'alternative classique à la succinylcholine mais son action est plus lente et sa durée d'action est également plus longue (environ 40 minutes). Le rocuronium, un bloquant neuromusculaire non dépolarisant, récemment introduit sur le marché, constitue une alternative valable. Lorsqu'administré à des doses de 0,9 à 1,2 mg/kg, il permet habituellement d'effectuer l'intubation endotrachéale, dans de bonnes conditions, en approximativement une minute, ce qui est comparable à la succinylcholine, et sa durée d'action est similaire à celle du vécuronium.

Références

Dailey RH, Simon B, Young GP, Stewart RD. The airway : Emergency management. First, ed. Mosby Year Book, 1992

Numéro complet (BIT)

Bulletin d'information toxicologique, Volume 13, Numéro 2, avril 1997