Encadré 2 − La coercition reproductive en contexte conjugal
Sylvie Lévesque, professeure, UQAM
Définition et manifestations
À l’intersection des domaines des violences faites aux femmes et de la santé reproductive, la coercition reproductive (CR) réfère à des comportements de contrôle et de force commis dans le but d’interférer ou d’orienter la trajectoire contraceptive et reproductive de l’autre partenaire [107]. Elle se manifeste par l’impossibilité, pour la personne qui en est victime, de détenir le contrôle sur ses choix reproductifs [108]. La littérature permet d’identifier trois types de manifestations de la CR, soit le sabotage contraceptif, les pressions relatives à la grossesse et la coercition lors de la grossesse.
Le sabotage contraceptif renvoie à l’interférence avec la méthode contraceptive utilisée par la partenaire en recourant à l’une ou plusieurs de ces tactiques : cacher, saboter ou détruire les pilules contraceptives; briser ou percer les condoms ou ne pas utiliser le retrait (coït interrompu) comme convenu [109]. Le partenaire peut également faire usage de violence physique pour nuire à la contraception de sa partenaire (ex. : retirer l’anneau vaginal, les timbres contraceptifs ou le stérilet) ou avoir recours à des stratégies plus insidieuses telles qu’enlever le condom durant la relation sexuelle à l’insu de sa partenaire. Sur le plan économique, le partenaire peut empêcher ou réduire l’accès aux services de santé en ne soutenant pas financièrement la femme pour l’achat de contraception. Au plan psychologique, le partenaire peut utiliser les menaces, formuler des accusations (ex. : « tu ne me fais pas confiance en m’obligeant à mettre un condom ») ou manipuler la partenaire pour qu’elle n’utilise pas de moyens contraceptifs [108].
Les pressions relatives à la grossesse renvoient aux comportements qui ont pour but de mettre de la pression sur la femme en faisant la promotion de la grossesse sans égard à ses intentions reproductives [109,110]. L’homme peut mettre de la pression sur la partenaire pour ne pas qu’elle utilise de moyens contraceptifs afin de tomber enceinte, la menacer de représailles ou de la blesser physiquement si elle ne devient pas enceinte (ex. : la menacer de mettre un terme à la relation, la menacer d’infidélité ou de vouloir fonder une famille avec une autre partenaire) [111].
Finalement, la coercition lors de la grossesse renvoie aux comportements coercitifs qui se manifestent lorsque la femme ne répond pas aux demandes de son partenaire quant à l’issue de sa grossesse [108,109]. À titre d’exemple, le conjoint peut menacer sa partenaire qui ne désire pas être enceinte et la forcer à mener à terme sa grossesse ou, à l’inverse, forcer sa partenaire à mettre fin à la grossesse même si ce n’est pas ce qu’elle désire [110,112]. Le conjoint peut aussi blesser physiquement sa partenaire de façon à provoquer une fausse couche [109,113], ou encore l’empêcher d’avoir accès à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) en refusant de contribuer aux frais liés à celle-ci, ou en créant des obstacles économiques ou matériels pour faire en sorte que l’IVG soit plus difficile d’accès, par exemple en refusant de lui prêter sa voiture pour qu’elle puisse se rendre au rendez-vous [108].
Bien que les dynamiques et les contextes de la CR demeurent peu documentés, une étude réalisée auprès de jeunes femmes adultes recevant des services dans des cliniques de planification familiale émet l’hypothèse que le contrôle reproductif précéderait les violences physiques et sexuelles, ce qui expliquerait le lien significatif entre le contrôle reproductif et la violence conjugale [112]. Ainsi, bien que la violence conjugale ne présente pas nécessairement de manifestations de CR, cette dernière est souvent accompagnée de violence conjugale [114,115].
Ampleur
Il s’agit d’une forme de violence peu documentée et peu mesurée dans les enquêtes portant sur les violences, notamment au Québec [116], limitant ainsi la possibilité de dresser un état des lieux québécois. Toutefois, les études menées aux États-Unis permettent d’entrevoir que la situation est préoccupante d’un point de vue de santé publique. Une enquête populationnelle rapporte que près de 9 % des femmes ont été victimes de CR [117]. La prévalence serait toutefois plus élevée au sein d’échantillons de femmes recrutées en milieu clinique. Les données obtenues auprès de 1 278 jeunes femmes de 16 à 29 ans sondées dans des cliniques de planification familiale révèlent que 19,1 % d’entre elles avaient été victimes de coercition quant à l’issue de leur grossesse, alors que 15 % avaient été victimes de sabotage contraceptif [112]. La prévalence de la CR est aussi élevée au sein d’un échantillon de femmes recruté dans une clinique d’obstétrique et de gynécologie : 16 % des femmes se présentant à leur rendez-vous gynécologique rapportent avoir déjà vécu au moins une fois dans leur vie une forme de CR, et plus d’une femme sur dix rapporte avoir vécu de la CR lors d’une grossesse (11 %) [110].
Pour l’instant, une seule étude semble avoir documenté des comportements de CR vécue par des hommes dans un contexte conjugal. Dans cette étude menée au niveau national aux États-Unis auprès de 8 079 hommes, 10,4 % d’entre eux ont rapporté qu’une partenaire intime avait déjà tenté de devenir enceinte alors qu’ils ne désiraient pas avoir d’enfant, 8,7 % ont rapporté qu’une partenaire tentait d’empêcher l’utilisation de moyens contraceptifs, et 3,8 % ont rapporté qu’une partenaire refusait d’utiliser le condom [117].
Conséquences, facteurs de risque et de protection
La CR a des conséquences néfastes sur la santé et le bien-être des personnes qui en sont victimes. En plus des conséquences associées à la violence conjugale, la CR porte spécifiquement atteinte à l’autonomie reproductive. Elle limite le choix de moyens contraceptifs, leur négociation et leur usage, augmente le recours à la contraception d’urgence, et est associée à une fréquence plus importante de grossesses non désirées et d’IVG ainsi qu’à un risque accru de transmission d’infections transmissibles sexuellement et par le sang (ITSS) [107,110,118,119].
Comme la recherche dans ce domaine demeure limitée, peu de facteurs de risque concernant la CR chez les femmes sont documentés. À l’instar de la violence conjugale, les facteurs contribuant à expliquer la distribution et les variations de la prévalence de la CR au sein d’une population se situent à différents niveaux. Au niveau individuel, être adolescente ou jeune adulte (Miller et al., 2010a), être de minorité racialisée [110], avoir un faible statut socioéconomique ou un faible revenu [110], avoir un faible niveau de scolarité [110] et présenter des symptômes dépressifs [120] seraient des facteurs de risque associés à une probabilité accrue, pour les femmes, de vivre de la CR. Au niveau relationnel, être célibataire [110], avoir un partenaire plus âgé [120], vivre de la violence conjugale [121] et vivre de la violence sexuelle [122] augmenteraient les probabilités de vivre de la CR. Au niveau communautaire, présenter des attitudes négatives découlant de normes sociales genrées augmenterait la perpétration de violences sexuelles et reproductives par les hommes à l’égard des femmes [123]. La littérature consultée ne permet pas pour l’instant de dégager des facteurs qui agiraient comme un effet protecteur de CR chez les femmes.
Prévention et intervention
Quelques pistes de prévention prometteuses ont été identifiées dans la littérature. Tout d’abord, les études recommandent l’implantation de programmes d’éducation à la sexualité qui feraient la promotion de la santé sexuelle, et ce, dans le but d’augmenter l’utilisation de moyens contraceptifs chez les jeunes hommes qui présenteraient des résistances face à cet usage [124]. De plus, une meilleure connaissance des méthodes contraceptives de longue durée (ex. : système ou dispositif intra-utérin, injection contraceptive) peut influencer leur adoption par les femmes, limitant de ce fait les possibilités d’interférence du partenaire. Par ailleurs, il est aussi suggéré de sensibiliser les femmes au sujet des tactiques pouvant être employées par les hommes pour éviter d’utiliser des moyens contraceptifs, en plus de favoriser chez elles le développement de compétences pour être en mesure de faire face à ces tactiques [124]. Ces stratégies de réduction des méfaits pourraient accroître la sécurité des femmes et réduire les risques de grossesses non planifiées [108,125]. Les cliniques médicales et de planification des naissances sont des endroits pouvant permettre l’identification et l’évaluation de la violence conjugale et de la coercition reproductive. Ces cliniques pourraient jouer un rôle important auprès des femmes en faisant de l’éducation préventive à propos de la violence conjugale et de la CR, et en les référant aux ressources appropriées [126].