Facteurs de risque / protection
Les facteurs contribuant à expliquer la distribution et les variations de la violence conjugale au sein d’une population sont multiples et se situent à différents niveaux [12]. En prenant appui sur le modèle écologique, il est généralement admis qu’une combinaison de facteurs sociétaux, communautaires, relationnels et individuels augmente le risque d’être victime ou d’exercer de la violence dans un contexte conjugal. Bien qu’il ne s’agisse pas d’une explication causale, la détermination des facteurs associés à la violence conjugale sert à orienter les programmes et les interventions vers des cibles susceptibles de la prévenir [11]. D’ailleurs, aucun facteur à lui seul ne peut expliquer la violence conjugale exercée ou subie. Il s’agit plutôt d’une constellation de facteurs ou de parcours qui sont à l’origine de la violence conjugale [10].
Le tableau 4 présente une recension des facteurs10 qui ont été associés à la violence conjugale dans la littérature scientifique en fonction des quatre niveaux du modèle écologique. Il est à noter que les facteurs sociétaux sont moins souvent étudiés dans la documentation scientifique [12], notamment parce qu’il est plus difficile et coûteux méthodologiquement d’en évaluer les effets [80]. Néanmoins, leur rôle dans la compréhension de la violence faite aux femmes en général et de la violence conjugale en particulier fait consensus.
Tableau 4 - Facteurs associés à la violence conjugale
Sociétal |
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Inégalités entre les hommes et les femmes |
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Normes sociales prônant une certaine tolérance à la violence |
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Normes stéréotypées en fonction du genre |
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Communautaire |
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Criminalité et violence dans le milieu* |
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Caractéristiques sociodémographiques du quartier* : pauvreté et chômage (défavorisation), faible niveau d’efficacité collective, faible niveau de contrôle social ou de capital social et augmentation des incivilités |
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Tolérance de la communauté envers la violence et la violence conjugale |
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Relationnel |
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Caractéristiques de la relation conjugale : conflits et discorde*, insatisfaction à l’égard de la relation, statut matrimonial (être séparé, divorcé ou en union libre)*, durée de la relation* |
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Caractéristiques des partenaires : antécédents de violence conjugale, possessivité et jalousie, conceptions stéréotypées des rôles sexuels* |
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Environnement familial dans l’enfance et l’adolescence : conflits familiaux |
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Délinquance* et association avec des pairs déviants* |
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Individuel |
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Subir de la violence |
Exercer de la violence |
Exposition à la violence conjugale dans l’enfance* |
Exposition à la violence conjugale dans l’enfance |
Maltraitance dans l’enfance*, dont l’agression sexuelle* |
Maltraitance dans l’enfance |
Dépression* |
Attitudes favorables à la violence |
Consommation abusive d’alcool* |
Troubles mentaux* |
Sociodémographiques : jeune âge*, faible revenu/statut socioéconomique*, faible niveau de scolarité* |
Sociodémographiques : jeune âge*, chômage*, faible revenu/statut socioéconomique*, faible niveau de scolarité* |
Dans le tableau, l’importance relative des facteurs n’est pas reflétée, ni l’interaction entre les différents facteurs chez une même personne et entre les partenaires.
Facteur en caractères gras : facteur dont les évidences d’association sont les plus robustes, selon les revues systématiques et les méta-analyses consultées.
* Facteur documenté dans au moins une étude canadienne ou québécoise.
Parmi les facteurs sociétaux, on retrouve les inégalités entre les hommes et les femmes (ex. : niveau de revenu ou d’éducation), des normes stéréotypées en fonction du genre (ex. : l’homme est le pourvoyeur de la famille) et, plus globalement, des normes sociales propices à la violence (ex. : valorisation de la résolution des conflits par le recours à la violence) [10,11,22,81].
Le deuxième niveau de facteurs concerne la communauté dans laquelle les personnes évoluent (ex. : le quartier, le milieu de travail ou l’école). Selon certaines études, le niveau de criminalité et la violence présente dans le voisinage pourraient contribuer à expliquer les taux de violence conjugale [10,76]. Le niveau de tolérance de la communauté à la violence en général et à la violence conjugale en particulier serait associé à la violence conjugale [10,11]. Cette association s’expliquerait notamment par la normalisation ou la légitimation des comportements violents dans certains contextes [12], ou par une certaine adhésion à une norme collective de non-intervention [76]. Par ailleurs, bien que la violence conjugale se retrouve dans tous les milieux, il appert de plus en plus que certaines caractéristiques sociodémographiques du quartier ou du voisinage, particulièrement la défavorisation (pauvreté et chômage) et une certaine désorganisation sociale (faible niveau d’efficacité collective11 ou de capital social12, incivilités), pourraient contribuer à augmenter le risque de violence conjugale dans un milieu [10,11,22,76,78]. Les résultats des études ayant considéré des facteurs communautaires sont néanmoins mitigés pour certains indicateurs, et la démonstration empirique de leur lien avec la violence conjugale demeure à approfondir [76,78]. D’ailleurs, des auteurs ont avancé l’hypothèse que les caractéristiques des communautés considérées à risque en ville, par exemple le désavantage économique, pourraient agir comme un facteur de protection en milieu rural [84]. À noter également que certaines études démontrent une relation entre les facteurs communautaires et les facteurs individuels. À titre d’exemple, une étude menée dans la ville de Toronto a fait ressortir une interaction entre le capital social (individuel et communautaire) et d’autres caractéristiques perçues des milieux (ex. : sécurité dans le quartier ou problèmes perçus) sur le risque de violence physique ou psychologique de la part d’un partenaire [85].
Le troisième niveau de facteurs concerne les relations que les personnes entretiennent entre elles (les partenaires intimes, les pairs et la famille). La qualité de la relation conjugale, c’est-à-dire la présence de conflits et de discorde, et l’insatisfaction quant à la relation conjugale ressortent dans la documentation scientifique comme des facteurs de risque assez constants et robustes [10,11,78,79,86]. En ce qui a trait au statut matrimonial, des données canadiennes indiquent que les conjoints en union libre, divorcés ou séparés, seraient plus à risque de violence conjugale [87–91]. Cependant, les données pour le Québec révèlent que la violence vécue au sein de couples en union libre serait en décroissance et que ce facteur de risque tendrait à s’estomper avec l’évolution du profil de l’état matrimonial13 [70,88]. Enfin, une relation de plus longue durée semble constituer un facteur de protection [89], mais des nuances pourraient exister selon l’âge des partenaires, le nombre d’années au sein de la relation et la forme de violence documentée [86,87].
Les caractéristiques des partenaires, particulièrement au regard des antécédents de violence conjugale au sein de la relation, les comportements de possessivité et de jalousie, ainsi que les conceptions stéréotypées des rôles sexuels dans le couple ont également été associées à la violence conjugale [10,22,78,79,93]. Enfin, dans une perspective plus large de parcours de vie, l’environnement familial dans l’enfance et à l’adolescence (ex. : la présence de conflits au sein de la famille) ou le fait d’entretenir des relations avec des pairs violents à l’adolescence ressortent comme des facteurs relationnels augmentant le risque de violence conjugale à l’âge adulte [77].
Le quatrième niveau est constitué des facteurs individuels. Il s’agit des facteurs les plus documentés dans les études. Des caractéristiques sociodémographiques ont été associées au fait de subir de la violence conjugale ou d’en commettre (jeune âge, chômage, faible revenu/statut socioéconomique, faible niveau de scolarité) [10,11,78,79]. La consommation abusive d’alcool, un faible niveau de soutien social, une santé physique compromise, des problèmes de santé mentale (ex. : dépression ou présence de troubles mentaux), des attitudes personnelles favorables à la violence et l’adoption de comportements antisociaux ont également été documentés comme augmentant le risque de subir ou de commettre de la violence conjugale [10,11,22,78,79]. De plus, la présence de problèmes de comportements et la consommation de drogues et d’alcool à l’adolescence prédisent la violence dans les relations intimes à l’âge adulte [77]. La plupart de ces facteurs ont été examinés dans des études québécoises ou canadiennes, et ce, auprès de groupes variés [78,86,87,89–91,94–102].
Par ailleurs, les expériences de violence dans l’enfance (négligence, abus physiques, agressions sexuelles et mauvais traitements psychologiques) et l’exposition à la violence conjugale ressortent comme des facteurs de risque de violence conjugale les plus constants dans la documentation scientifique internationale [10,11,22,77,78], canadienne et québécoise [70,86,89,103]. Cette association se retrouve tant pour la victimisation que pour la perpétration de violence conjugale. Il en va de même des antécédents de violence subis à l’adolescence [77].
Quelles sont les interactions entre les différents facteurs associés à la violence conjugale?
L’effet des parcours de vie
Les facteurs de risque et de protection aux niveaux individuel et relationnel renvoient à la fois aux contextes et aux parcours de vie dans l’enfance, à l’adolescence et à l’âge adulte. Par exemple, le lien entre la victimisation en contexte familial et amoureux à des stades précoces de la vie et la violence conjugale à l’âge adulte illustre certainement comment les expériences dans l’enfance et l’adolescence des conjoints peuvent se répercuter plus tard dans la vie conjugale. Cette influence s’expliquerait par différents mécanismes dont l’accumulation des expériences négatives (effet de cumul), l’interaction des trajectoires (ex. : familiale, scolaire, de travail, de santé) qui façonnent le parcours de vie et une possible transmission intergénérationnelle des comportements violents. Outre la victimisation, les parcours de vie sont fortement influencés par des facteurs socioéconomiques et d’autres caractéristiques des personnes et de l’environnement. Une analyse des trajectoires de victimisation démontre qu’une partie des femmes et des hommes qui ont vécu de la violence conjugale dans leur relation antérieure transitent par après vers des relations de couple non violentes. Les ressources matérielles et financières disponibles contribueraient à cette transition, tandis que les expériences de victimisation dans l’enfance rendraient cette rupture de trajectoire moins probable [104]. Ainsi, les facteurs de risque de violence conjugale tendent à être liés et à s’influencer entre eux, et ce, même à travers les différents stades de la vie [78].
L’effet des interactions avec les milieux de vie
Au-delà des caractéristiques et des comportements individuels, la violence conjugale est influencée par les milieux de vie dans lesquels évoluent les personnes. En effet, comme décrit précédemment, des interactions existent entre la violence vécue à l’échelle d’un quartier et celle qui affecte les individus dans la sphère intime. Parallèlement, un milieu sécuritaire et soutenant dans une collectivité locale (ex. : quartier), une école ou la famille élargie pourrait atténuer l’effet des facteurs de risque que l’on retrouve au plan individuel ou relationnel [105]. Ainsi, la distribution des facteurs de risque et de protection au sein de la population, et les caractéristiques de l’interaction entre ces facteurs peuvent expliquer en partie les variations de la prévalence de la violence conjugale d’une communauté à l’autre.
L’effet des inégalités sociales et du contexte socioéconomique
Plusieurs facteurs individuels associés à la violence conjugale (ex. : revenu, chômage, niveau de scolarité) sont liés à des conditions de vie difficiles des personnes, et soulèvent l’influence plus large des déterminants structurels de la santé sur le risque de vivre de la violence conjugale. Mentionnons à ce titre le genre, l’accès aux logements de qualité et sécuritaire, l’éducation et le revenu. Par exemple, le coût élevé d’un logement et le manque de ressources économiques peuvent contraindre les femmes à demeurer dans une relation violente en limitant leur accès à un logement de qualité et sécuritaire. Par ailleurs, la violence conjugale fragilise souvent la situation économique des femmes, notamment à travers ses conséquences sur la santé (ex. : blessures qui nécessitent la consultation d’un médecin) et la capacité à occuper un emploi (ex. : stress engendré, absentéisme). En ce sens, les politiques sociales qui visent notamment à éliminer la pauvreté, à favoriser l’insertion des femmes sur le marché du travail et à réduire les inégalités entre les hommes et les femmes sont susceptibles de réduire la violence conjugale en agissant sur des déterminants structurels [106].
- Les facteurs présentés dans cette section sont tirés de travaux antérieurs réalisés par certains auteurs [74,75], ainsi que de synthèses de la littérature scientifique [10–12,22,76–79]. Les facteurs qui sont présentés dans le tableau s’appliquent dans un contexte québécois ou canadien.
- « Capacité d’une communauté à exercer un contrôle et à intervenir lorsque surgit un problème. Elle est composée à partir des indicateurs de la cohésion sociale et du contrôle social informel. » [82]
- « Le capital social d’une communauté (ou d’un quartier) correspond aux caractéristiques de l’organisation sociale reposant sur les réseaux, les normes, les relations de confiance, la coordination et la coopération pour un bénéfice mutuel. Il facilite le soutien social, la cohésion sociale et la participation sociale. » [83]
- Les proportions de personnes vivant en union libre par rapport à celles mariées continuent de croître au Canada, et c’est particulièrement vrai au Québec [92].