Encadré 1 − Enfants exposés à la violence conjugale

Geneviève Lessard, professeure, Université Laval

L’exposition des enfants et des adolescents à la violence conjugale (EVC) est un problème maintenant bien reconnu pour ses conséquences néfastes sur la santé et le développement des enfants. Les recherches récentes sur les facteurs de risque et de protection [23–25] mettent toutefois de plus en plus en évidence une diversité de trajectoires développementales, certains enfants s’en sortant mieux que d’autres. D’où l’importance de la prévention et d’une aide adaptée aux besoins de ces enfants. Cet encadré présente d’abord une définition de l’EVC, suivie d’une discussion critique des défis associés à la mesure de l’ampleur du problème. Troisièmement, un tableau-synthèse de l’état des connaissances sur les conséquences de l’EVC est présenté. Enfin, quelques stratégies novatrices de prévention et d’intervention sont proposées.

Définition

Tous les enfants et les adolescents qui vivent dans une famille affectée par une dynamique de violence conjugale sont considérés comme exposés à la violence conjugale, qu’ils aient vu/entendu ou non les scènes de violence conjugale [26,27], que la violence soit exercée envers un parent ou un beau-parent, et qu’elle se produise avant, pendant ou après la séparation. En effet, peu importe les formes de violence conjugale et les contextes dans lesquels elle se manifeste, ce qui caractérise principalement le vécu de ces enfants et adolescents est le climat de peur et de tension dans lequel ils sont contraints de se développer.

Ampleur

La démonstration de l’ampleur du problème de l’EVC doit tenir compte de trois principales limites. Premièrement, il n’existe pas d’enquête populationnelle québécoise sur la violence conjugale. Par conséquent, les données sur l’EVC proviennent d’enquêtes sur des problématiques connexes [28], comme la maltraitance ou la violence familiale dans la population générale [29] ou dans les populations cliniques [30,31], la victimisation en général ou la polyvictimisation des jeunes [32–35]. Bien que la violence conjugale ou l’EVC ne soit pas l’objet principal de ces études, celles-ci sont pertinentes pour montrer l’ampleur du problème dans la mesure où elles incluent certaines variables liées à l’EVC et qu’elles reposent sur des méthodologies rigoureuses. On sait, entre autres, que l’EVC est une forme de mauvais traitements souvent prise en charge par les services de protection de l’enfance, soit 34 % des cas au Canada [31] et 21 % des cas au Québec [30]. Les études réalisées à partir du Juvenile Victimization Questionnaire auprès d’échantillons représentatifs des populations québécoise et américaine indiquent que 3 % à 18 % des jeunes ont vécu l’EVC dans leur vie [32,34,36]. Une autre étude populationnelle récente montre que 25 % des enfants québécois ont été exposés à la violence conjugale (physique, psychologique ou verbale) dans la dernière année [29]. Ces statistiques permettent de conclure que l’EVC est loin d’être un phénomène rare. Par ailleurs, les taux de concomitance entre l’EVC et d’autres formes de victimisation juvénile sont particulièrement élevés, les jeunes confrontés à des victimisations multiples étant davantage affectés dans leur développement [25,29,33,34,37–42].

Une deuxième limite expliquant le défi d’évaluer avec précision l’ampleur de l’EVC réside dans le fait que la violence conjugale est encore malheureusement très taboue et sous-déclarée. En effet, 78 % des personnes victimes de violence conjugale physique ou sexuelle n’ont pas signalé leur situation aux autorités [43]. Même lorsqu’ils vont chercher de l’aide pour la violence conjugale subie ou exercée, les parents ont tendance à sous-estimer l’exposition de leurs enfants à la violence conjugale, de même que les conséquences qu’ils subissent [28].

Troisièmement, les limites des données démontrant l’ampleur du problème reposent aussi sur le fait que la plupart des instruments de mesure utilisés dans les enquêtes se concentrent sur les comportements de violence conjugale physique ou sexuelle, et qu’ils laissent peu de place aux jeunes pour qu’ils expriment librement comment ils vivent et ressentent le climat de peur et de tension inhérent à la violence conjugale, ou leurs stratégies et réactions en réponse à la violence [44]. Pourtant, la définition exposée précédemment, qui fait généralement consensus dans la communauté scientifique et dans les milieux de pratique spécialisés en violence conjugale, insiste surtout sur cet aspect (climat terrorisant) pour caractériser l’expérience des enfants et des adolescents dans un contexte de violence conjugale. Bref, l’EVC est un problème social complexe et difficile à mesurer, mais pour lequel on a tout de même des preuves empiriques solides démontrant son importance.

Conséquences

La violence conjugale agit sur plusieurs des déterminants sociaux de la santé identifiés par Mikkonen et Raphael (2011), notamment les conditions de vie particulièrement stressantes qui affectent le sentiment de sécurité et de bien-être, et qui compromettent le développement optimal des enfants et des adolescents. « Les expériences préjudiciables vécues dans la petite enfance peuvent engendrer un sentiment d’inefficacité, ou de résignation acquise, ce qui constitue un déterminant majeur de mauvaise santé » [45]. De plus, l’accès limité à un filet de sécurité sociale et à des services psychosociaux et de santé adaptés à la problématique d’EVC – nous y reviendrons dans la section suivante – explique aussi les nombreuses conséquences de l’EVC documentées dans les écrits scientifiques et dont nous exposons une synthèse dans le tableau ci-dessous.

Tableau 1 - Conséquences de la violence conjugale sur la santé et le développement des enfants et des adolescents  [25,27,46–60]

Santé physique

  • Risque de décès néonatal, d’accouchement prématuré ou de faible poids à la naissance
  • Retard staturo-pondéral
  • Plaintes somatiques (maux de tête et maux de ventre)
  • Allergies et affections cutanées
  • Grossesse précoce*

Santé mentale et fonctionnement social

  • Stress post-traumatique
  • Troubles intériorisés et extériorisés
  • Difficultés de concentration
  • Faible estime de soi
  • Manque d’habiletés de résolution de conflits
  • Sentiment d’être responsable de la violence et de devoir intervenir
  • Crainte d’être violenté ou abandonné
  • Inquiétude face à l’avenir
  • Crainte d’amener des amis à la maison, honte et repli sur soi
  • Cauchemars
  • Dépendance exagérée à la mère
  • Agressivité
  • Crises, pleurs excessifs ou irritabilité
  • Cruauté envers les animaux
  • Destruction de biens
  • Idéations ou tentatives de suicide*

Santé éducationnelle

  • Retard dans l’acquisition de la propreté ou régression
  • Retard dans l’acquisition du langage et d’habiletés intellectuelles
  • Problèmes d’apprentissage
  • Absentéisme scolaire
  • Retard académique
  • Décrochage scolaire*

Habitudes de vie dommageables

  • Perturbation des habitudes alimentaires et de sommeil
  • Abus d’alcool ou de drogues

Risque d’insertion dans une trajectoire de criminalité ou de violence

  • Fugue*
  • Prostitution*
  • Délinquance*
  • Convictions stéréotypées des rôles de genre et manque de respect envers les femmes
  • Violence dans les relations amoureuses*

* Conséquences observées chez les adolescents.

Si la violence conjugale porte atteinte à la santé et au développement des enfants et des adolescents, ces conséquences sont surtout mesurées quantitativement, et on oublie trop souvent leur signification profonde pour les jeunes concernés. Dans les écrits scientifiques sur l’EVC, peu d’attention est accordée – qualitativement – à la voix des enfants et des adolescents [46–48]. D’où l’importance d’examiner les conséquences qu’ils vivent à la lumière de leur expérience subjective, « de les considérer comme des acteurs de leur propre expérience [au-delà de leur position de victimes] et de comprendre les impacts de leurs stratégies [d’adaptation] » dans leur parcours de vie [44].

Prévention et intervention

Les stratégies novatrices de prévention et d’intervention devraient miser sur les facteurs de protection reconnus pour leur influence positive sur le développement des enfants en contexte d’EVC. Trois principes nous apparaissent importants à respecter et peuvent s’appliquer à une diversité d’interventions ou de programmes. Ces propositions ne sont certainement pas exhaustives, puisque les recherches sur les facteurs de protection en contexte d’EVC demeurent encore récentes et en plein essor. Quelques exemples de projets novateurs illustrant les principes proposés sont cités au passage.  

D’abord, puisque le point de vue de l’enfant sur la violence conjugale et sur son rôle dans la dynamique familiale influence son adaptation [49], les programmes de prévention et d’intervention devraient être suffisamment flexibles pour permettre une adaptation des modalités d’intervention aux points de vue et aux vécus différenciés des jeunes concernés.

Deuxièmement, il est essentiel que les stratégies de prévention et d’intervention ciblant l’EVC incluent les parents avec des mesures de soutien à l’exercice de leur rôle parental. Plusieurs recherches ont en effet montré que la qualité de la relation mère-enfant ainsi que les habiletés parentales de la mère peuvent créer un effet protecteur pour l’enfant exposé [50–52]. Par contre, la violence conjugale peut aussi nuire à la qualité de la relation mère-enfant, augmenter le stress des femmes victimes et affecter leurs habiletés parentales [39,53]. Au Québec, la plupart des maisons d’aide et d’hébergement disposent d’intervenantes jeunesse dont le rôle est d’accompagner la mère et l’enfant de manière à contrer les effets de l’EVC et à favoriser un développement plus sain chez l’enfant. Depuis 2006, le gouvernement du Québec reconnaît dans la Loi sur la protection de la jeunesse les effets délétères de l’EVC sur la sécurité et le développement de l’enfant, ce qui facilite la mise en place de mesures de protection supplémentaires dans les situations de violence plus sévères. Les ressources d’aide aux conjoints qui présentent des comportements violents s’ouvrent également à l’importance d’une intervention plus structurée sur la paternité en contexte de violence conjugale, comme en témoigne le nouveau programme Groupe papa du Groupe d’aide aux personnes impulsives [54]. L’implantation et l’évaluation des programmes Caring Dads (en collaboration avec l’organisme Accord Mauricie) et Mothers in Mind (en collaboration avec la Maison pour femmes immigrantes) [55] constituent d’autres exemples prometteurs pour promouvoir la santé et le bien-être des enfants exposés à la violence conjugale.  

Le dernier principe à respecter pour la prévention et l’intervention concerne la diversité et la continuité de l’aide à offrir aux enfants exposés à la violence conjugale. Cela constitue un défi de taille dans un contexte où la prévention primaire est rare et où les ressources existantes tardent à se coordonner. La continuité de l’aide est nécessaire à deux niveaux : d’une part, pour l’enfant, dans les différentes étapes de son développement; d’autre part, pour les ressources d’aide elles-mêmes. Puisque chaque ressource n’intervient qu’à un moment précis dans la vie de l’enfant, l’efficacité individuelle de chaque type d’aide dépend de l’amélioration de la collaboration avec les autres ressources concernées. Le spectre des ressources concernées est large. Il s’étend des programmes de prévention primaire jusqu’aux services de dernière ligne, comme les services de protection de la jeunesse, en passant par les services de première ligne, psychosociaux et de santé, et les organismes communautaires spécialisés en violence conjugale. La diversité des sources et des formes d’aide est importante, car les besoins des enfants sont multiples et peuvent aussi évoluer dans le temps à travers leur parcours de vie. Mais d’un autre côté, plus il y a de ressources différentes, plus l’arrimage optimal entre ces ressources s’avère complexe.  

En ce qui a trait aux programmes de prévention primaire s’adressant aux enfants et ciblant précisément la problématique de l’EVC, une recension d’écrits a montré qu’ils sont très rares – voire inexistants – au Québec comme ailleurs [56]. La prévention primaire est pourtant essentielle pour atteindre l’objectif global d’une aide diversifiée et continue. En ce sens, il nous apparaît important de souligner les rares initiatives qui existent au Québec. Par exemple, deux projets particulièrement novateurs sont en cours dans la région de la Capitale-Nationale, pilotés par la Table Carrefour violence conjugale Québec-Métro et une chercheuse spécialisée en design (S. Pouliot). Ils misent sur des outils concrets : un épisode animé d’environ deux minutes qui montre une discussion entre deux enfants exposés à la violence conjugale et les stratégies qui les aident à se sentir mieux; ainsi qu’un jeu d’origami qui permet de normaliser les émotions vécues par les enfants exposés à la violence conjugale, et de fournir des stratégies s’appuyant sur les facteurs de protection connus dans les écrits scientifiques, de même que des références à des ressources d’aide. Ces deux outils permettront de joindre les enfants de la population générale et, par le fait même, quelques enfants vivant l’EVC, mais aussi leurs pairs et leurs amis, ainsi que les adultes de leur entourage qui seront sensibilisés à la problématique. Cela constitue une bonne façon de renforcer le réseau de soutien social autour de ces enfants et de briser leur isolement.

Par ailleurs, pour revenir au principe de continuité, même lorsque les enfants reçoivent de l’aide relative à l’EVC, cette aide est bien souvent fragmentée en raison du fait que les connaissances et les ressources d’aide dans ce domaine se sont développées aux confins de deux problématiques : la violence conjugale et la maltraitance envers les enfants. L’arrimage entre les différentes ressources d’aide concernées demeure un défi considérable, au Québec comme ailleurs dans le monde [57–59]. La violence conjugale et la maltraitance envers les enfants ont évolué dans des univers distincts sur les plans conceptuel, organisationnel et juridique; c’est pourquoi il est prioritaire de promouvoir la mise en place de stratégies de concertation novatrices [58–61]. Ces stratégies devraient inclure l’ensemble des acteurs concernés dans le continuum des services de prévention primaire jusqu’aux services spécialisés en violence conjugale et en protection de l’enfance. À l’instar d’Hester (2011) qui parlait de « planètes distinctes », nous avons insisté [62] sur les ponts à bâtir pour développer des connaissances et des interventions permettant une offre d’aide plus intégrée et cohérente aux enfants exposés à la violence conjugale. En effet, comme ces enfants ont très peu de contrôle sur le fait d’être exposés ou non à la violence conjugale, ni sur les décisions de leurs parents d’aller ou non chercher de l’aide pour s’émanciper d’une relation violente ou pour modifier leurs comportements violents, « la cible principale des activités de promotion et de prévention, contrairement à d’autres problèmes sociaux, est moins l’enfant qui pourrait être confronté à la violence que les autres acteurs qui pourraient diminuer les effets de l’exposition » [63]. D’où l’importance d’une meilleure collaboration entre les intervenants des différents secteurs de pratique pour assurer un tissu de sécurité autour de l’enfant exposé.