Facteurs de risque de la maltraitance

Les études dans le domaine de la maltraitance ont été influencées par divers courants théoriques issus de la médecine, de la psychologie, de l’éducation, du travail social, de la criminologie et de la sociologie. Ces disciplines ont amené leur bagage de modèles théoriques qui ont alimenté le développement des connaissances sur les causes possibles de la maltraitance. Pensons notamment aux premières théories explicatives axées sur les psychopathologies parentales, puis aux théories de l’attachement et de l’apprentissage social qui ont été invoquées dans l’analyse de transmission intergénérationnelle de la maltraitance. D’autres modèles plus globaux ont aussi été considérés, tels que les modèles culturels et sociostructurels qui ont mis de l’avant le rôle des normes dans le recours à la violence, ainsi que le rôle du stress et de l’inégalité sociale engendré par le fait d’appartenir à des classes sociales plus défavorisées [27,109].

Tirant profit de l’intégration de connaissances issues des différents modèles théoriques, les études étiologiques dans le domaine de la maltraitance postulent qu’elle n’est pas le résultat d’un seul facteur, mais qu’elle s’explique davantage par des causes multiples et interreliées [110,111]. On reconnaît l’importance d’une vision plus holistique qui conçoit le bien-être de l’enfant, ou à l’inverse sa maltraitance, comme la résultante des relations continuelles et réciproques entre ses caractéristiques et celles des multiples milieux dans lesquels il vit [112,113]. Selon cette perspective, adaptée des approches écologique et transactionnelle [114,115], la maltraitance est considérée comme le produit de la juxtaposition et de l’influence mutuelle de divers facteurs (individuels, familiaux, socioéconomiques et culturels). Les notions d’équifinalité et de multifinalité1 prennent ici tout leur sens puisqu’on reconnaît qu’il existe, d’une part, des causes multiples à une même forme de maltraitance et, d’autre part, qu’une même cause peut mener à diverses formes de maltraitance. Le tableau 5 présente les principaux facteurs de risque documentés à ce jour dans le domaine selon qu’ils concernent l’individu, la famille ou la sphère sociale, économique et culturelle. 

Tableau 5 - Principaux facteurs de risque associés à la maltraitance [116–124]

Facteurs individuels (enfants)

Sexe (garçons) et âge (jeune)

Troubles externalisés (ex. : troubles de comportement)

Troubles internalisés (ex. : dépression, anxiété)

Problèmes médicaux (ex. : prématurité, retards de développement)

Faibles compétences sociales

Facteurs individuels (parents)

Grossesse non désirée

Tempérament du parent (ex. : agressif, impulsif)

Troubles de santé mentale (ex. : dépression, anxiété)

Consommation abusive (ex. : abus d’alcool, de drogues)

Faible niveau d’empathie

Attitudes d’attribution négatives

Faible estime de soi

Stress parental (ex. : enfant perçu difficile, faible sentiment de compétence parentale)

Événements de vie stressants (ex. : divorce, problèmes de santé, problèmes légaux)

Maltraitance dans l’enfance/relation difficile avec parents

Activité criminelle (ex. : comportement violent)

Facteurs familiaux

Relation parent-enfant difficile (ex. : troubles de l’attachement)

Pratique coercitive (ex. : punition corporelle)

Conflits familiaux

Faible satisfaction conjugale

Violence conjugale

Faible cohésion familiale

Facteurs socioéconomiques et culturels

Monoparentalité

Plusieurs enfants vivant sous le même toit

Faible soutien social

Sans emploi (ex. : chômage, aide sociale)

Faible statut socioéconomique (ex. : pauvreté, quartier défavorisé, mobilité résidentielle)

Normes légales et culturelles (ex. : tolérance envers la violence, loi, perception de l’enfant)

Facteurs temporels

Événements de vie stressants (ex. : divorce, problèmes de santé, problèmes légaux)

Entrée à l’école (primaire et secondaire)

Parmi l’ensemble des facteurs recensés, certains sont davantage associés à des formes spécifiques de maltraitance. Par exemple, les facteurs reliés aux perturbations des relations familiales (ex. : conflits, niveau de cohésion) sont plus souvent associés à l’abus physique [125], alors que les facteurs économiques ou de l’ordre des psychopathologies parentales sont plus étroitement associés à la négligence [121,123]. Du côté de l’exposition des enfants à la violence conjugale, les facteurs de risque connus proviennent essentiellement des études en violence conjugale qui ont surtout porté sur les caractéristiques des agresseurs (ex. : maltraitance dans l’enfance, consommation abusive, troubles de santé mentale tels qu’une personnalité antisociale), ce qui n’exclut pas le rôle des facteurs socioéconomiques et culturels moins souvent documentés [126]. Par ailleurs, la recension de Coulton et ses collaborateurs suggère que les caractéristiques de l’enfant, des parents et de la famille expliquent davantage l’apparition de la maltraitance que les caractéristiques structurelles (ex. : défavorisation, démographie, stabilité) et dynamiques (ex. : ressources disponibles, organisation sociale) du voisinage [127].

L’analyse des facteurs de risque de la maltraitance ne peut se faire sans considérer les éléments de chronicité et de cooccurrence entre les diverses formes. Par exemple, les études ont montré que la négligence chronique, c’est-à-dire celle qui s’échelonne sur plusieurs années, est davantage associée à des facteurs tels que la maltraitance, les placements vécus dans l’enfance des parents et les troubles de santé mentale [37], alors que la négligence plus transitoire est surtout associée à des problèmes économiques et à un mode de vie chaotique des parents caractérisé par la violence conjugale, la toxicomanie et l’implication dans des activités criminelles [128,129]. En ce qui concerne l’abus physique, des études ont aussi montré que lorsqu’on considère la présence de cooccurrence avec d’autres formes de maltraitance, le profil des situations apparaît beaucoup plus problématique. Les enfants sont plus nombreux à être connus des services de protection, à présenter des troubles de comportement et à vivre dans une famille défavorisée sur les plans social et économique et où sévit la violence conjugale [130]. Par ailleurs, les situations d’abus physique sans cooccurrence sont davantage associées aux châtiments corporels utilisés en contexte disciplinaire et aux normes culturelles telles que notées dans les études de Larrivée et ses collaborateurs [43] et de Clément et ses collaborateurs [61]. Ces constats, selon lesquels une même forme de maltraitance peut s’expliquer par une combinaison de divers facteurs, ont donné lieu depuis les dernières décennies à des approches de recherche par typologies ou profils familiaux. Ainsi, plutôt que de classer et d’analyser les situations selon les formes de maltraitance pour en connaître les causes, ces études tentent de dégager les profils familiaux sous-jacents à une forme ou l’autre de maltraitance ou à la combinaison de plusieurs d’entre elles [61,128,131]. De telles approches, centrées sur les personnes, permettent notamment d’apprécier l’importance des situations de cooccurrence et de mieux comprendre les divers profils sous-jacents aux mêmes situations de maltraitance, ce que ne permettent pas de faire les analyses traditionnelles (centrées sur les variables) réalisées en vase clos.

Dans la philosophie des modèles écologique et transactionnel, plusieurs études ont opté pour une approche par cumul des risques personnels, familiaux et socioéconomiques pour expliquer la maltraitance [132]. Ces études ont montré, parfois même de manière longitudinale, qu’aucun facteur de risque unique ne permet de prédire la maltraitance aussi fortement que le total cumulé des risques auxquels peut faire face la famille [133–136]. Aussi, plus le nombre de facteurs de risque augmente, plus grandes sont les probabilités de maltraitance envers l’enfant [137–139]. Considérant la robustesse des modèles par cumul pour expliquer la maltraitance, certains chercheurs suggèrent qu’une telle approche serve au dépistage des situations à risque [137].

  1. Selon l’approche systémique, l’équifinalité désigne la capacité à atteindre un même état final à partir de différents points de départ, alors qu’inversement, la multifinalité désigne la capacité à atteindre différents états à partir de points de départ similaires.