Ampleur selon les sources de données

Les études épidémiologiques ont eu recours à diverses sources de données pour documenter l’ampleur et l’évolution des différentes formes de maltraitance [61]. Présentées sous la forme d’un iceberg, ces sources de données permettent de documenter la problématique selon le niveau d’identification de la situation (voir figure 1). Au premier niveau, on retrouve les études qui documentent l’ampleur de la maltraitance à partir des cas connus des services de protection de la jeunesse, c’est-à-dire tous les signalements évalués et jugés comme étant fondés. Ces situations, désignées comme « la pointe de l’iceberg », concernent les cas les plus sévères évalués par les intervenants sociaux à la protection de la jeunesse. Au deuxième niveau, on retrouve les études qui documentent le phénomène du point de vue des professionnels avec un pouvoir d’enquête, tels que les corps policiers et les tribunaux, qui sont interrogés afin de documenter l’ampleur des situations. Les études classées au troisième niveau documentent, quant à elles, les cas de violence envers les enfants à partir des cas connus des professionnels sans pouvoir d’enquête, comme ceux étant en contact avec des familles issues d’établissements tels que les écoles ou les hôpitaux. Enfin, au quatrième niveau, on retrouve les cas de violence documentés dans la population générale et qui ne sont pas toujours connus ni des professionnels, ni des services de protection de la jeunesse. Deux approches sont adoptées dans le cadre de ces études; soit elles questionnent directement les parents ou les enfants sur leur vécu actuel à titre d’agresseurs ou de victimes, soit elles questionnent des adultes sur leur vécu de violence dans l’enfance.

Figure 1 - Niveau de reconnaissance épidémiologique de la maltraitance et de la violence envers les enfants

 

Source : Adapté de Sedlak et collab. (2010) [62].

Bien que les études réalisées avec les données des services de protection ne contrôlent pas toujours la récurrence et la duplication des cas rapportés [63], la mesure qu’elles documentent s’apparente généralement à l’incidence, puisqu’il s’agit de tous les cas de mauvais traitements nouvellement signalés aux autorités ou identifiés par les professionnels au cours d’une période donnée [64]. Dans les études populationnelles, la mesure de l’ampleur est le plus souvent désignée comme de la prévalence puisque les schèmes transversaux utilisés rendent difficile l’établissement du caractère de nouveauté des situations déclarées. Deux périodes de temps sont généralement liées à l’estimation de la prévalence dans ces études, soit la prévalence annuelle, qui estime la proportion d’enfants victimes au cours d’une année, ou la prévalence à vie, qui estime la proportion d’individus victimes dans leur enfance [65].

Données recueillies auprès des services de protection

Le Québec figure parmi les rares endroits dans le monde où sont réalisées périodiquement des études d’incidence auprès des services de protection afin de documenter non seulement la fréquence, mais aussi la nature et la sévérité des situations connues de ces services. Les gouvernements étatsunien et australien publient chaque année des statistiques annuelles à partir des données administratives consignées dans leurs systèmes d’information, mais ces données offrent généralement peu de renseignements sur la sévérité des cas, le profil psychosocial des enfants maltraités et les caractéristiques de leur milieu de vie. À notre connaissance, seules deux études, réalisées périodiquement aux États-Unis et aux Pays-Bas, vont au-delà des données administratives en interrogeant les professionnels des services de protection et ceux travaillant dans d’autres secteurs de services [62,66].

L’Étude d’incidence québécoise sur les situations évaluées en protection de la jeunesse (ÉIQ) a été réalisée environ aux cinq ans depuis 1998 [67–71]. Elle est financée conjointement par le ministère de la Santé et des Services sociaux, par les deux instituts universitaires dans le domaine de la jeunesse et par l’Agence de santé publique du Canada. L’objectif principal de ces études est de produire des estimations fiables du nombre d’enfants québécois qui sont signalés et reconnus par les services comme étant en besoin de protection durant l’année ciblée. Elle vise également à : 1) décrire la nature et la sévérité des situations, notamment en ce qui a trait aux blessures physiques et aux séquelles psychologiques, de même que les caractéristiques des enfants et de leur milieu de vie, et certaines décisions rendues à court terme dans le processus de protection; 2) examiner l’évolution de l’incidence dans le temps; et 3) comparer la situation avec celle qui prévaut dans d’autres juridictions ayant des systèmes de protection similaires. À chacun des cycles de l’ÉIQ, un échantillon représentatif des enfants signalés entre le 1er octobre et le 31 décembre et dont la situation est retenue pour évaluation est constitué. Les intervenants ayant la responsabilité d’évaluer ces signalements en vertu de la LPJ doivent remplir le formulaire d’enquête de l’ÉIQ au terme du processus d’évaluation. Jusqu’à trois formes de maltraitance peuvent être documentées grâce à ce formulaire. Les autres dimensions documentées font partie des renseignements habituellement colligés par les intervenants dans le cadre de leurs fonctions, et ne nécessitent pas de collecte d’information additionnelle auprès des enfants et de leur famille. Les données ainsi recueillies sur une fenêtre de trois mois sont annualisées de manière à estimer la proportion d’enfants québécois, connus des services de protection, ayant subi des mauvais traitements durant l’année ciblée.

D’un cycle à l’autre de l’ÉIQ, des changements ont été apportés à la procédure de collecte de données et au formulaire d’enquête, dans la perspective d’améliorer l’étude tout en conservant le maximum de comparabilité avec les cycles antérieurs. Le tableau 1 présente les particularités des différents cycles de l’ÉIQ.

Tableau 1 - Particularités des différents cycles de l’Étude d’incidence québécoise sur les situations évaluées en protection de la jeunesse (ÉIQ)

 

ÉIQ-1998 [70]

ÉIQ-2003 [71]

ÉIQ-2008 [67,69]

ÉIQ-2014 [68]

Nombre de Centres jeunesse participants

16/16

9/16

16/16

16/16

Période de collecte

1er octobre au 31 décembre 1998

1er octobre au 31 décembre 2003

1er octobre au 31 décembre 2008

1er octobre au 31 décembre 2014

Nombre de situations évaluées

4 929

4 433

3 079

4 011

Instrument

Formulaire d’enquête papier-crayon

Extraction des données du système informatisé PIJ

Formulaire électronique intégré au système d’information PIJ

Formulaire électronique interactif (Web), indépendant du système d’information PIJ

Comparaison dans le temps

Possible

Impossible

Possible

Possible

Le tableau 2 présente l’évolution dans la fréquence des formes de maltraitance jugées fondées par les services de protection du Québec. La forme de maltraitance la plus souvent confirmée est la négligence, et ce, peu importe l’année visée par l’étude. En 2014, on estime que 4,0 enfants pour mille dans la population québécoise étaient connus des services de protection comme étant victimes de négligence [68]. Toutefois, cette forme de maltraitance a diminué considérablement depuis 1998, où elle atteignait 5,6 enfants pour mille [67,68]. L’exposition à la violence conjugale, qu’elle soit de nature physique ou psychologique, arrive au second rang en 2014, avec 3,2 enfants pour mille. Contrairement à la négligence, cette problématique est en apparente augmentation depuis 1998. L’abus physique a connu une augmentation entre 1998 et 2014 (passant de 1,9 à 2,9 pour mille). Les mauvais traitements psychologiques, qui concernaient 1,3 enfant pour mille en 1998, ont augmenté pour atteindre 1,6 enfant pour mille en 2014 [67–69]. Ces tendances doivent être interprétées avec nuance, considérant la multitude de facteurs qui peuvent y contribuer (voir section Mise en contexte des données de fréquence pour plus de détails).

Tableau 2 - Incidence de la maltraitance jugée fondée par les services de protection du Québec en 1998, 2008 et 2014

 

1998

2008

2014

Mauvais traitements psychologiques

1,3*

1,8

1,6*

Abus physique

1,9*

2,8

2,9*

Négligence

5,6*

3,4*

4,0*

Exposition à la violence conjugale

1,2*

2,6*

3,2*

Test z pour la différence de proportion en 1998 (1998 par rapport à 2008), en 2008 (2008 par rapport à 2014) et en 2014 (1998 par rapport à 2014); * p ≤ 0.000001.
Sources : Études d’incidence québécoise sur les situations évaluées en protection de la jeunesse, 2008 et 2014 [67–69].

Par ailleurs, l’évolution dans certaines caractéristiques des mauvais traitements jugés fondés, toutes formes confondues, suggère une diminution dans la sévérité de la maltraitance connue des services (tableau 3). Que ce soit sur le plan des blessures physiques, des séquelles psychologiques, de la cooccurrence des formes de maltraitance ou de la durée des mauvais traitements au moment du signalement (incidents isolés ou répétés), on observe une diminution des taux d’enfants concernés entre 1998 et 2014. Depuis 2008, les blessures ont continué de diminuer en fréquence, mais le taux d’enfants qui vivent la maltraitance de manière répétée a augmenté, passant de 8,1 à 9,7 pour mille, de même que le taux d’enfants présentant des séquelles psychologiques, passant de 3,3 à 3,7 pour mille [68]. 

Tableau 3 - Sévérité de la maltraitance jugée fondée par les services de protection du Québec en 1998, 2008 et 2014

 

1998

2008

2014

Cooccurrence de plusieurs formes de maltraitance

4,4*

2,6

2,5*

Présence de blessure physique liée à la maltraitance

2,1*

1,5*

1,2*

Présence de séquelle psychologique liée à la maltraitance

6,6*

3,3*

3,7*

Chronicité de la maltraitance (incidents répétés)

10,4*

8,1*

9,7*

Test z pour la différence de proportion en 1998 (1998 par rapport à 2008), en 2008 (2008 par rapport à 2014) et en 2014 (1998 par rapport à 2014); * p ≤ 0.000001.
Sources : Études d’incidence québécoise sur les situations évaluées en protection de la jeunesse, 2008 et 2014 [67–69].

Données issues des enquêtes populationnelles

Au Québec, il existe peu d’études épidémiologiques en maltraitance réalisées au deuxième et troisième niveau, c’est-à-dire auprès des professionnels avec ou sans pouvoir d’enquête. Quelques exercices d’exploitation de données administratives policières québécoises ont bien été réalisés, mais celles-ci demeurent limitées quant à la validité et à la fiabilité des indicateurs de violence envers les enfants qu’elles contiennent [72]. Des exercices d’analyses des dossiers du coroner sur les cas de commission de filicide ont aussi été réalisés au Québec, mais cela concerne uniquement les cas extrêmes de maltraitance [73,74]. Enfin, il y a 15 ans, une étude de faisabilité avait aussi été menée auprès des enseignants du primaire pour documenter l’ampleur de la maltraitance [75], mais aucune suite n’a été donnée. En revanche, le Québec dispose depuis 20 ans de plusieurs enquêtes populationnelles qui ont permis de rendre compte de l’ampleur et de l’évolution de la violence à l’endroit des enfants selon un continuum de gravité. Ces enquêtes présentent plusieurs avantages, dont la représentativité des échantillons et l’inclusion des pères, l’inclusion d’un large éventail d’indicateurs de violence documentés auprès de parents, dont les attitudes parentales, permettant de dresser un portrait global et représentatif des dynamiques familiales associées à la violence. Elles se distinguent des enquêtes québécoises réalisées auprès des adultes de la population générale qui portent sur l’estimation de l’ampleur de diverses formes de violence vécue dans l’enfance, le plus souvent à partir d’une seule question [76,77].

La première étude d’importance a été réalisée sous forme d’entrevues face à face auprès d’un sous-échantillon de 812 personnes représentant des figures maternelles d’enfants âgés entre 3 ans et 17 ans, tiré des répondants à l’Enquête sociale et de santé, financée par le ministère de la Santé et des Services sociaux en 1992 [78]. Bien que cette première étude provinciale n’ait pas permis de joindre un échantillon représentatif de familles, l’examen des données a démontré l’importance d’une telle enquête en contexte québécois et la validité de la traduction et de l’adaptation française de l’instrument Conflict Tactics Scales pour documenter le recours à la violence parentale [78–80], devenu par la suite le Parent-Child Conflict Tactics Scales (PCCTS) [81]. Sur le plan international, cet instrument est le plus souvent utilisé dans l’étude de la violence intrafamiliale. C’est celui qui a été choisi et adapté dans le cadre des enquêtes populationnelles réalisées au Québec.

À la suite de cette première expérience, deux enquêtes provinciales ont suivi à cinq ans d’intervalle. Représentatives de l’ensemble des ménages québécois ayant au moins un enfant mineur, elles ont été réalisées par l’Institut de la statistique du Québec (ISQ) afin de documenter la prévalence de la violence envers les enfants auprès de 2469 figures maternelles en 1999, et de 3148 figures maternelles et de 953 figures paternelles en 2004. Pour ces deux enquêtes, la collecte de données a été menée par une firme de sondage à l’aide d’entrevues téléphoniques assistées par ordinateur [82,83]. La troisième enquête, réalisée en 2012, a permis de joindre, pour sa part, 4029 figures maternelles et 1342 figures paternelles vivant avec au moins un enfant âgé entre 6 mois et 17 ans. Cette troisième enquête a été réalisée suivant la même procédure que les précédentes, à l’exception du recours aux listes de la Régie des rentes du Québec (RRQ; programme de soutien aux enfants de la province) pour la création de la base de sondage [84]. Contrairement aux deux enquêtes précédentes, les enfants âgés de moins de 6 mois ont été exclus en raison d’une moins bonne couverture par la base de sondage (ex. : délais d’inscription à la RRQ). Or, des analyses ont permis de montrer que le changement de base de sondage n’affecte pas les analyses de comparaison entre les trois enquêtes au regard des conduites parentales déclarées. À noter que même si des pères ont répondu aux enquêtes de 2004 et de 2012, les taux de prévalence annuelle estimés à l’aide du PCCTS sont présentés, à ce jour, uniquement à partir des déclarations des figures maternelles pour des raisons de comparabilité avec la première enquête. Une autre particularité de ces enquêtes est d’avoir questionné les répondantes sur les conduites commises à l’endroit d’un enfant par l’ensemble des adultes du ménage; il est donc impossible d’inférer aux figures maternelles la violence rapportée [84].

Tableau 4 - Prévalence de la violence familiale envers les enfants au Québec en 1999, 2004 et 2012

 

1999
%

2004
%

2012
%

Agression psychologique

78,5

79,6

80,2

Agression psychologique répétée

48,1*

52,4*

49,1

Punition corporelle

47,7*

42,9*

34,7*

Violence physique sévère

6,5

6,3

5,6

Négligence

 

 

 

Enfants 6 mois-4 ans

--

--

25,9

Enfants 5-9 ans

--

--

29,4

Enfants 10-15 ans

--

--

20,6

Exposition à des conduites de violence conjugale

--

--

27,0

Cooccurrence
(agression psychologique et punition corporelle)

 

38,5*

 

35,2*

 

28,8*

Cooccurrence
(agression psychologique, punition corporelle et violence physique sévère)

 

5,6

 

4,9

 

4,2**

Test z pour la différence de proportion en 1999 (1999 par rapport à 2004), en 2004 (2004 par rapport à 2012) et en 2012 (1999 par rapport à 2012); * p ≤ 0.001; ** p ≤ 0.05.
Sources : Institut de la statistique du Québec, La violence familiale dans la vie des enfants du Québec, 2012 – Les attitudes parentales et les pratiques familiales [84].

Les taux d’agression psychologique sont similaires dans les trois enquêtes avec environ 80 % des enfants victimes annuellement (tableau 4). Comme les pratiques de crier ou de sacrer après un enfant sont encore courantes au Québec, un indicateur de sévérité a été créé afin de mesurer leur recours répété au cours d’une année (trois fois ou plus). À cet effet, les résultats montrent que la proportion d’enfants qui ont vécu l’agression psychologique de façon répétée était de 49,1 % en 2012, un écart non significatif avec les données de l’enquête de 1999 (48,1 %) et une diminution légèrement significative par rapport à 2004 (52,4 %). Lorsque chaque conduite est analysée séparément, on observe que seules les conduites d’insultes et les menaces de fessée dirigées ont diminué entre 2004 et 2012 [17].

En ce qui concerne les taux de prévalence annuelle de la punition corporelle, les données montrent que la tendance à la baisse dégagée entre 1999 et 2004 s’est poursuivie en 2012 [85]. Alors que les enfants la subissaient dans une proportion de 47,7 % en 1999, ils étaient 42,9 % à la subir en 2004, puis 34,7 % en 2012. Les données des trois enquêtes n’ont pas montré de différences significatives dans la survenue de la violence physique sévère, forme de violence considérée assez sévère qu’elle pourrait être comparable à l’abus physique tel que défini dans la LPJ. En effet, les taux de prévalence sont restés stables avec environ 6 % des enfants victimes dans les trois enquêtes.

L’enquête de 2012 a permis, pour la première fois, d’estimer l’ampleur des conduites de négligence parentale et de l’exposition des enfants à des conduites violentes entre conjoints dans la population générale québécoise. Concernant la négligence, les taux ont été estimés à l’aide de la traduction française de la version brève de l’Échelle multidimensionnelle des conduites de négligence parentale [86], pour laquelle chaque forme (émotionnelle, cognitive, surveillance et physique) est documentée par la fréquence estimée (variant de jamais à tout le temps) de diverses situations que peut vivre l’enfant (ex. : « Manquer de nourriture à la maison pour l’enfant », « Un parent accorde de l’importance aux travaux scolaires ») et qui varient selon la catégorie d’âge de l’enfant [87]. Les taux de prévalence annuelle de négligence, toutes formes confondues, varient de 20,6 % à 29,4 % selon l’âge des enfants (tableau 4). À noter toutefois que cet instrument comporte de nombreuses limites qu’il importe de considérer, dont la formulation de certaines questions qui semblent moins bien adaptées au contexte québécois [88]. Enfin, en ce qui concerne l’exposition à des conduites violentes entre conjoints, mesurée à l’aide de l’adaptation d’items tirés du Juvenile Victimization Questionnaire [89], ce sont un peu plus du quart (27 %) des enfants qui ont été exposés à de la violence de nature verbale, psychologique ou physique entre leurs parents ou entre un parent et son partenaire au cours de l’année [84].

Mise en contexte des données de fréquence

Au Québec, les trois premiers cycles de l’ÉIQ ont pris place dans le cadre de l’Étude canadienne sur l’incidence des signalements de cas de violence et de négligence envers les enfants (ÉCI), une initiative pancanadienne où chaque province et territoire poursuivait les mêmes objectifs avec une méthodologie comparable. Ainsi, des données comparatives sont disponibles pour l’ensemble du Canada et pour d’autres provinces [90–96]. Ces données révèlent que les taux de négligence, de maltraitance psychologique et d’exposition à la violence conjugale observés au Québec sont en deçà de ceux observés en Ontario et en Alberta, alors que les taux d’enfants québécois maltraités physiquement sont plus élevés que ceux rapportés dans ces deux autres provinces [91,93]. En dehors du Canada, les rares estimations d’incidence de la maltraitance connue des services de protection sont dérivées de l’analyse secondaire de données administratives. Ces analyses indiquent que depuis les deux ou trois dernières décennies, la plupart des formes de maltraitance sont en décroissance aux États-Unis [97], alors que dans d’autres pays comme la Suisse, l’Angleterre, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, les résultats tendent plutôt vers une stabilisation dans la plupart des taux d’incidence mesurés [98].

Bien que les systèmes de protection des provinces canadiennes, des États-Unis et de l’Australie partagent des points communs, les différences observées entre les taux doivent être interprétées avec prudence [99]. Plusieurs facteurs peuvent contribuer aux tendances observées dans l’incidence de la maltraitance connue des services de protection, notamment les changements dans les pratiques, la définition des formes de maltraitance, la structure organisationnelle des établissements, la démographie, l’accès aux ressources de première ligne, la législation et la prévention. Les particularités du système québécois, telles que l’inclusion des troubles de comportement sérieux du jeune comme un motif de compromission pouvant justifier l’intervention des services de protection, de même que la présence d’une étape de présélection systématique des signalements visant entre autres à rediriger vers d’autres ressources les situations qui ne répondent pas aux critères de la LPJ, doivent être prises en considération dans l’interprétation des tendances.

Sur le plan populationnel, les taux de prévalence annuelle de violence physique et psychologique examinés en fonction de l’âge des enfants [17] sont similaires à ceux rapportés dans les plus récentes études canadiennes [100] et américaines [101–104]. En outre, la diminution observée au sujet du recours à la punition corporelle au Québec suit la même tendance que ce qui est observé au Canada [232] et aux États-Unis [105]. Au regard des insultes dirigées vers l’enfant, les taux québécois sont aussi similaires à ceux obtenus par Finkelhor et ses collaborateurs, qui en observent une diminution significative dans leurs enquêtes populationnelles américaines conduites en 2003 et en 2008 [101].

En ce qui concerne la prévalence annuelle de l’exposition des enfants à des conduites violentes entre conjoints, qu’elles soient de nature psychologique ou physique, les données québécoises sont aussi comparables à ce que d’autres enquêtes américaines ont montré [101,106]. Au Québec, une enquête réalisée auprès d’un échantillon de parents d’enfants âgés de 2 à 11 ans avait d’ailleurs aussi trouvé, en 2011, un taux annuel d’exposition à des menaces de destruction d’objets entre conjoints de 3,5 % et d’exposition à des gestes physiques, tels que pousser ou frapper un conjoint, de 1,5 % [59]. Enfin, en ce qui concerne la négligence, les résultats obtenus dans l’enquête de 2012 [17] font échos à ceux obtenus dans deux enquêtes comparables américaines [81,107], bien que peu d’études populationnelles aient à ce jour permis de la documenter auprès des parents de la population générale.

Bien que l’analyse comparée des données recueillies auprès des services de protection et des données issues des enquêtes populationnelles ne soit pas l’objet du présent chapitre, la mise en parallèle de ces résultats soulève d’intéressantes questions. D’abord, il y a un écart considérable entre l’ampleur des estimations issues des deux sources de données, faisant écho aux constats que d’autres ont déjà faits [66,98,108]. En grande partie parce qu’elles permettent d’identifier des situations de maltraitance qui ne seront jamais signalées ou dévoilées aux autorités médicales et sociales, les enquêtes populationnelles produisent des prévalences qui peuvent être de 30 à 90 fois plus élevées que les taux estimés à partir des cas connus des services de protection de la jeunesse [108]. S’il est clair que les taux calculés à partir des cas connus des services de protection sous-estiment l’ampleur réelle de la maltraitance, le sens du biais attribuable aux mesures autorapportées des enquêtes populationnelles l’est moins. En effet, si les notions de chronicité, qui sont inhérentes à la maltraitance psychologique et à la négligence émotionnelle, ne sont pas considérées dans les définitions de ces formes de maltraitance, les prévalences qui en résultent pourraient surestimer l’ampleur réelle du phénomène. De plus, les enquêtes populationnelles reposent sur la perspective du parent, ce qui peut introduire certains biais. C’est pourquoi la plupart des experts en épidémiologie de la maltraitance s’entendent pour dire que les deux types d’études sont nécessaires pour guider les efforts d’intervention et de prévention. Certains soulignent également que davantage de recherches devraient s’attarder à analyser ces écarts [108].

D’ailleurs, on constate qu’au Québec, comme ailleurs dans le monde, les deux types de données pointent dans le sens d’une stabilité ou d’une diminution de la fréquence des mauvais traitements. On peut voir cela comme un signe encourageant, mais cela peut également sembler bien peu considérant l’ampleur des efforts qui sont déployés en prévention.