Le rôle des professionnels de santé dans la construction des risques au XXIe siècle
Résumé d’une conférence donnée par Amélie Perron, inf., Ph. D., le 23 septembre 2013 à l’Université Laval
Amélie Perron est professeure agrégée à l'École des sciences infirmières de la Faculté des sciences de la santé de l'Université d'Ottawa. Elle axe ses travaux de recherche notamment sur les soins infirmiers psychiatriques et psycho-légaux, dont sur les questions de pouvoir et d’éthique. Elle s’intéresse également au risque et, notamment, au rôle des professionnels de la santé dans la production grandissante d’espaces de risque. Elle a présenté cette perspective critique lors d’une conférence donnée à l’Université Laval et intitulée : « (In)sécurité et art de gouverner : la communication de risques dans la production et la gestion contemporaines de sujets vulnérables ».
Selon la chercheure, le discours sur le risque s’exprime dans presque toutes nos sphères sociales, en s’articulant notamment avec la place accordée à la santé dans notre société. Cette conception amène des effets qui, selon elle, sont là pour rester. En prendre acte facilite l’adaptation à ceux-ci et provoque également un questionnement de fond sur notre société.
LA SANTÉ COMME VALEUR SOCIALE
Amélie Perron constate qu’à l’heure actuelle, la santé est érigée comme une valeur absolue pour nous, et elle occuperait une place prépondérante dans presque toutes les dimensions sociales, telles l’immigration ou l’éducation. La santé devient ainsi plus qu’une valeur : elle est montrée comme un droit. À ce titre, le gouvernement dépense des sommes considérables pour la santé. Il légitime aussi des interventions dans des sphères qui vont bien au-delà de la maladie, et qui s’étendent de la nutrition jusqu’aux sports et aux moyens de transport.
Pour la conférencière, cette valorisation de la santé place l’individu comme un acteur actif plutôt que passif. Il choisit, questionne, revendique, et consomme des produits et services de santé. Il est également responsable de la fluctuation de son état. De ce fait, la santé est passée d’un fait inéluctable à un état relatif que l’on cherche toujours à améliorer. Par exemple, auparavant, un diabétique était considéré malade même soigné alors qu’aujourd’hui, on peut le considérer en santé malgré sa condition avec certains soins. Par contre, son état de santé est relatif; il est plus à risque de perdre cette santé. L’état de santé est devenu un idéal dont il faut se rapprocher le plus possible et qu’il faut toujours perfectionner.
LE RISQUE ET LA SANTÉ
Ce changement de perspective n’est pas anodin, car il intègre le discours de risque dans le paradigme de la santé. Ainsi, l’idéal de santé est caractérisé par l’absence de risque, l’évitement de ce qui peut faire perdre ou diminuer sa santé, et ce, tel que décrit par des experts scientifiques et repris par l’État dans ses politiques.
Cet aspect probabiliste a mené à de grands changements dans la manière d’appréhender les choses. Ainsi, avant, on parlait de dangers inhérents à certains groupes tandis qu’aujourd’hui, on parle d’exposition aux risques. En recherchant des amalgames de caractéristiques que l’on peut associer à un risque existant, on crée ainsi des sous-groupes vulnérables, des sous-catégories humaines « à risque » auprès desquelles on va agir tout particulièrement. Le discours de risque vise à faire prendre conscience de l’état incertain de santé pour éviter la maladie et la prévenir par la création de ces catégories d’identités vulnérables. Pour reprendre l’exemple du diabète, si celui-ci peut être considéré malgré tout comme en santé, un individu consommant beaucoup de sucre sera perçu comme étant plus à risque.
LA SURRESPONSABILISATION FACE À LA SANTÉ
La conférencière pose cette analyse afin d’identifier différents effets de cette conception de la santé et du risque. Ces effets agissent sur les individus et les institutions et n’amènent pas seulement une meilleure santé; ils entraînent aussi des mises à l’écart, des responsabilités nouvelles ainsi que des controverses. Parmi ces effets, Amélie Perron cite la surresponsabilisation collective envers la santé de chacun, promue par des organismes publics, dont l’État. La sensibilisation à la santé et aux risques dans le milieu de travail des individus, à la maison et ailleurs mène à ce que la collectivité surveille chacun pour qu’il se maintienne « en santé », ce qui amène chaque personne à se surveiller et à veiller sur autrui. Cette surveillance collective peut mener à se donner la liberté de poser un diagnostic sur l’état de santé de nos proches, collègues ou camarades; cette responsabilisation pouvant aussi aller jusqu’à la stigmatisation du comportement de ceux qui ne se conforment pas aux mesures de prévention ou d’évaluation diffusées, ou qui semblent à risque : ainsi le panier d’épicerie des personnes obèses est-il l’objet de plus de jugements que celui des personnes minces?
COUPABLE SANS GESTE ILLÉGAL
Un autre effet, qui a été parfois ressenti par les professionnels de la santé publique eux-mêmes, est le fait qu’un individu ou un organisme (telle la Santé publique) peut devenir responsable d’un risque sans jamais avoir posé volontairement un geste en ce sens, mais lorsque la probabilité de danger est identifiée, déterminée ou gérée par une expertise scientifique qui rend publique cette situation. Un exemple éloquent en ce sens est celui des propriétaires immobiliers et des tuyaux de plomb de leurs immeubles locatifs ou leurs écoles. Lorsque le risque est communiqué au grand public, le danger apparaît alors et, du même souffle, naît le devoir moral de certains individus. Ainsi, le propriétaire d’immeubles devient subitement responsable, et moralement coupable, et ce, sans jamais avoir posé un geste illégal.
LA SANTÉ COMME ARGUMENT DES CONTROVERSES SOCIALES
Enfin, Amélie Perron identifie des situations où la santé est évoquée comme un argument lors de controverses (ce qu’elle appelle « la médicalisation des problèmes sociaux »). Cette « médicalisation » devient, selon elle, une solution politique à bien des problèmes et des conflits sociaux, notamment en ce qui concerne le développement technologique. Par la « médicalisation », les normes de risques sont sans cesse renouvelées afin d’obtenir un corps toujours plus sain. Les recommandations scientifiques deviennent ainsi des éléments actifs de la controverse, mais souvent sans le souhaiter ou le rechercher.
EN CONCLUSION
Selon la doctorante, pareils effets sont tributaires de la conception de la santé qui a cours dans notre société, et de la place accordée au risque quand il est question de santé et de maladie. Elle conclut qu’une réflexion importante sur nos façons de voir est nécessaire pour s’extirper de certains rôles ou controverses. Cependant, cette conception demeure un phénomène social qui n’a pas toujours été présent et qui, de fait, peut également céder la place à de nouvelles façons de concevoir santé, risque et maladie.