Changements climatiques et criminalité : y a-t-il injustice environnementale?
Heilmann K, Kahn ME. The urban crime and heat gradient in high and low poverty areas. NBER Working Paper. 2019;25961.
Contexte
Les changements climatiques entraînent de nombreux effets sur la santé des populations, alors que les communautés sont transformées par les canicules et les inondations, par exemple. L’un des effets indirects des changements climatiques pourrait inclure la criminalité accrue induite par les vagues de chaleur, qui seront plus nombreuses (1). En effet, de nombreuses études ont montré les effets physiologiques de l’exposition à la chaleur, caractérisés par une augmentation de l’agressivité et des comportements violents, notamment. La criminalité est vécue plus fortement dans les quartiers défavorisés, ajoutant un élément à la trame des inégalités sociales.
Bien que les taux de criminalité au Québec et au Canada ne soient pas aussi élevés que dans certaines villes américaines ou dans certains pays en développement, la notion de sécurité et la qualité de vie qui y est associée peuvent avoir des impacts sur la santé mentale de la population. L’Organisation mondiale de la Santé témoigne, dans son Rapport mondial sur la violence et la santé, que, dans tous les pays, des actes criminels compromettent la santé et le bien-être de millions de gens, sans compter les dépenses gouvernementales qu’ils entraînent (soins, frais de justice, d’absentéisme et de perte de productivité) (2). En plus des traumatismes physiques directs, les victimes de violence sont particulièrement exposées à toute une gamme de problèmes psychologiques et comportementaux (ex. : dépression, alcoolisme, anxiété). En outre, les effets de la violence sur la santé, tant physique que psychologique, peuvent se faire sentir pendant des années après l’agression.
Présentation de l’étude
Des chercheurs américains ont souhaité vérifier comment l’augmentation de la température dans les grandes villes, induite par les changements climatiques, aura un impact sur la criminalité et les inégalités en termes de qualité de vie dans les différents quartiers. Pour ce faire, ils ont effectué une analyse de la criminalité selon les différents secteurs d’une grande ville. La ville de Los Angeles a récemment procédé au géocodage des données administratives de tous les rapports d’incidents criminels des années 2010 à 2017, représentant 1,7 million d’incidents criminels. Dans le cadre de cette étude, les chercheurs ont croisé ces données avec celles des températures (minimales et maximales quotidiennes) et de certains facteurs de confusion (quantité de précipitations solides ou liquides, vitesse du vent, qualité de l’air [PM2.5]) pour la ville au cours des mêmes années (3).
Au-delà de cette analyse, ils ont vérifié s’il y avait une disproportion significative de délits entre les quartiers. Pour atteindre cet objectif, ils ont comparé la survenue de chacun des crimes avec les caractéristiques du voisinage, obtenues grâce aux données de l’American Community Survey (de 2015). Finalement, les données du trafic routier ont été utilisées pour représenter l’activité économique quotidienne en fonction du nombre de passages autoroutiers journaliers. Le taux quotidien d’activité criminelle a été comparé avec la température, tout en éliminant certains facteurs de confusion météorologiques et de qualité de l’air.
La ville de Los Angeles est une bonne candidate pour ce genre d’analyse puisqu’elle présente des disparités importantes en matière de caractéristiques démographiques et socio-économiques.
Principaux résultats
Crédit photo : iStock.
De 2010 à 2017, le tiers des crimes commis se classent dans la catégorie des crimes violents (p. ex., viols, meurtres, vols qualifiés), alors que les deux tiers sont des crimes commis contre la propriété (p. ex., fraude, vol). La température moyenne quotidienne variait entre 7,2 et 45,5 °C, alors que la température maximale moyenne était de 24,6 °C. Le seuil de chaleur retenu par les chercheurs est de 29,4 °C; en effet, la littérature a montré différents effets sur le comportement humain au-delà de cette température. Ce seuil de chaleur était dépassé, en moyenne, une fois tous les cinq jours. Le taux de pauvreté moyen est de 16 %, mais des disparités ont été notées selon les districts, le taux pouvant osciller entre 0 et 100 %. Quant à l’âge des logements, il varie considérablement entre les districts : alors que certains sont constitués principalement de logements de l’après-guerre, d’autres présentent un parc immobilier constitué jusqu’à 92 % de constructions antérieures à 1949.
Les chercheurs ont trouvé que la chaleur a un effet statistiquement significatif sur les actes criminels commis au cours de la période d’investigation. En moyenne, lors des journées très chaudes (température maximale de plus de 29,4 °C), une augmentation de 2,2 % des crimes a été notée. Toutefois, le taux de crimes globaux commençait légèrement à redescendre à des températures maximales quotidiennes de 35 oC et, lors des journées de plus de 40 °C, le niveau d’activités criminelles diminuait drastiquement, pour même descendre sous celui observé pour les journées où la température observée se situait entre 18 °C et 23 °C. À titre comparatif, les estimations suggèrent qu’une augmentation de 5,5 °C (correspondant à un écart-type) de la température maximale quotidienne entraînerait en moyenne une augmentation d’environ 1,2 % du nombre de crimes par quartier. Bien que ce pourcentage d’augmentation s'avère faible, pour la ville de Los Angeles, cela représente une augmentation de plus de 3 700 crimes par année.
Les chercheurs ont aussi distingué les crimes contre la propriété des crimes violents. Pour ces derniers, ils ont par ailleurs établi des distinctions entre les crimes domestiques (commis à l’intérieur de résidences), ceux commis contre des partenaires intimes et des enfants (où la victime connaissait l’agresseur) et les agressions contre des sans-abris. Lorsque les températures quotidiennes dépassaient 29,4 °C, une augmentation de 5,72 % des crimes violents rapportés a été observée. Une augmentation similaire des crimes contre les partenaires intimes a été relevée. En revanche, les crimes contre la propriété diminuaient lors des journées chaudes, ce qui laisse croire aux chercheurs que leurs résultats étayent la théorie selon laquelle la chaleur réduit la capacité mentale et le contrôle de soi qui peut être plus fortement reliée aux crimes violents. L’appât du gain pourrait quant à lui être le facteur de motivation pour les crimes contre la propriété.
Dans les quartiers présentant un faible taux de pauvreté, aucun effet de la chaleur sur le taux de criminalité n'a été démontré. Plus précisément, pour les quartiers situés dans le 25e percentile de la distribution de la pauvreté (c.-à-d. moins de 5 % des résidents en situation de pauvreté), l’effet marginal de l’augmentation de 0,55 °C sur la criminalité était de 0,003 %, alors que pour le 75e percentile de la distribution de la pauvreté (c.-à-d. taux de pauvreté de 24 % des résidents), la même augmentation de température engendrait un effet de 0,17 %. Le gradient chaleur-criminalité est donc presque 50 fois plus important entre le 25e et le 75e percentile de la distribution de la pauvreté. Selon les auteurs, ces résultats suggèrent que l’effet de la chaleur sur la criminalité génère des inégalités avec un impact plus élevé chez la population plus pauvre.
Au cours de cette analyse, les chercheurs ont noté que les gradients de criminalité liés à la chaleur étaient plus prononcés dans les communautés dont les logements étaient plus anciens (indépendamment du statut économique), particulièrement en ce qui concerne les crimes domestiques et la violence conjugale. Les chercheurs interprètent cette donnée en raison de la difficulté d’atténuer la chaleur dans les vieux logements, les coûts d’adaptation comme la climatisation étant élevés.
Les chercheurs ont également noté une légère diminution de certaines activités policières en période de forte chaleur; le manque de dissuasion policière pourrait ainsi expliquer, en partie, l’augmentation des crimes perpétrés.
Discussion et conclusion
La chaleur élevée aurait un impact sur la capacité mentale des individus, augmentant l’agressivité et les comportements violents. La chaleur peut également avoir pour effet d’altérer le processus décisionnel de l’individu. Le manque de sommeil causé par la chaleur soutenue peut affecter de la même façon le comportement. Certains médicaments peuvent aussi avoir une influence sur la capacité de s’adapter à la chaleur, dont ceux pour traiter les troubles de santé mentale (4). Mais peu importe le raisonnement physiologique derrière cette théorie comportementale, il appert que les populations les plus vulnérables, possédant moins de ressources pour s’adapter, seront plus touchées par la criminalité en affectant notamment leur qualité de vie.
Les populations défavorisées, souvent présentes en plus forte proportion dans les quartiers plus âgés, seraient plus touchées par une hausse de la criminalité en période de forte chaleur. Les chercheurs concluent qu’une telle compréhension du modèle sociétal peut avoir des effets sur la justice environnementale et climatique, en ce qu’elle permet de mettre en place des mesures d’adaptation ciblées pour des quartiers et des populations vulnérables. Selon les chercheurs, une telle étude procure des arguments en faveur de l’intervention étatique afin de favoriser la climatisation des ménages plus défavorisés (N.D.L.R. : la plantation d’arbres peut également contribuer à réduire la chaleur dans les bâtiments, tout en limitant les émissions de gaz à effet de serre).
Intérêt pour la santé publique
Pour l’agglomération de Montréal, qui compte une population totale de 1 942 044 (5), le nombre d’incidents criminels de 2010 à 2017 était de 773 902 (6). De ce nombre, 167 254 étaient des crimes contre la personne et 517 317 étaient des crimes contre la propriété. Par ailleurs, la température quotidienne moyenne maximale à Montréal en juillet est de 26,8 °C (donnée sur plus de 20 ans) (7). Selon les scénarios climatiques développés par Ouranos, la température quotidienne maximale estivale moyenne pour la ville de Montréal pourrait approcher ou dépasser la valeur seuil de 29,4 °C déterminée par les chercheurs dans cette étude à l’horizon 2041-2070 (1).
Bien qu’il soit difficile de transposer les données de cette étude directement au contexte québécois, notamment en raison de conjonctures économiques, politiques ou culturelles fort différentes, les résultats de cette recherche soulignent tout de même l’importance d’orienter rapidement les choix en matière d’adaptation aux effets des changements climatiques afin de réduire le plus possible l’impact sur la santé et la sécurité des populations les plus vulnérables.
Références
- Ouranos [Carte]. Portraits climatiques. Montréal : Ouranos; 2018. Disponible: https://www.ouranos.ca/portraitsclimatiques/#/regions/24
- Heilmann K, Kahn ME. The urban crime and heat gradient in high and low poverty areas. NBER Working Paper. 2019;25961.
- Heilmann K, Kahn ME. The Urban Crime and Heat Gradient in High and Low Poverty Areas. Natl Bur Econ Res Work Pap Ser [En ligne]. 14 juin 2019; 25961,Disponible: https://www.nber.org/papers/w25961.pdf
- Bélanger D, Bustinza R, Gosselin P. Médicaments et effets indésirables : recommandations cliniques en périodes de canicule [En ligne]. Institut national de santé publique du Québec; 2015. Disponible : https://www.inspq.qc.ca/publications/2036
- Ville de Montréal [En ligne]. (s.d). Population totale. Disponible: http://ville.montreal.qc.ca/portal/page?_pageid=6897,67887840&_dad=portal&_schema=PORTAL
- Ville de Montréal [En ligne]. (s.d). Sécurité. Disponible: http://ville.montreal.qc.ca/portal/page?_pageid=6897,67887868&_dad=portal&_schema=PORTAL
- Ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques [En ligne]. (s.d). Normales climatiques du Québec 1981-2010 – sommaire. Disponible: http://www.environnement.gouv.qc.ca/climat/normales/sommaire.asp?cle=7026612