14 mai 2010

Le baladeur numérique : une technologie à risque?

Article
Auteur(s)
Benoît Lévesque
M.D., M. Sc., FRCPC, médecin spécialiste, Direction de la santé environnementale et de la toxicologie
Raphaëlle Fiset
École secondaire Les Compagnons de Cartier, Québec
Laurence Isabelle
École secondaire Les Compagnons de Cartier, Québec
Denis Gauvin
M. Sc, conseiller scientifique, Institut national de santé publique du Québec
Julie Baril
Institut national de santé publique du Québec
Richard Larocque
Institut national de santé publique du Québec
Suzanne Gingras
Institut national de santé publique du Québec
Tony Leroux
Université de Montréal
Michel Picard
Université de Montréal
Serge André Girard
Institut national de santé publique du Québec

Nous reproduisons ici un article qui a été publié en décembre 2009 dans Le Spécialiste, le magazine de la Fédération des médecins spécialistes du Québec. L’article est reproduit ici avec la permission de la FMSQ. L'article est également disponible sur le site Internet de la FMSQ au www.fmsq.org, tant dans sa version française que traduit vers l'anglais.

Le bruit en milieu de travail

Il est connu depuis longtemps qu’une exposition chronique au bruit excessif est une cause de surdité, notamment chez les travailleurs. En fait, l’atteinte auditive due au bruit est le risque occupationnel le plus prévalent à travers le monde1, et les réglementations en regard du bruit en milieu de travail dans les pays industrialisés permettent, jusqu’à un certain point, un contrôle1. Quoique la limite d’exposition en milieu de travail au Québec soit de 90 décibels pondérés A (dBA) pour une période de 8 heures (LAeq,8h), elle se situe plus généralement dans les diverses provinces du Canada à 85 dBA2.

… et dans la pratique des loisirs

L’exposition au bruit excessif n’est cependant pas restreinte au milieu de travail, et les activités bruyantes, notamment dans le cadre des loisirs, ont jusqu’à maintenant été beaucoup moins documentées et, par le fait même, réglementées1. Dans le cadre des loisirs, les adolescents et les jeunes adultes sont certainement, par leurs activités, une population particulièrement exposée au bruit. On note entre autres les sports motorisés, les concerts de musique, la fréquentation des discothèques ou encore l’utilisation des baladeurs1.

Crédit photo Istock

Ce que la littérature scientifique nous apprend

Au fil des années, quelques études ont documenté les niveaux sonores générés par les baladeurs pour les utilisateurs et même les effets sur l’audition. Déjà en 1985, Catalano et Levin3 ont évalué l’utilisation des baladeurs chez 154 étudiants de collèges publics de la ville de New York. Parmi ceux-ci, 89 étaient des utilisateurs de baladeurs. Les auteurs ont évalué l’intensité du son généré par trois des marques de baladeurs les plus populaires documentés au questionnaire, et en fonction des habitudes d’écoute des sujets, ont réalisé une analyse de risque basé sur les critères en milieu de travail de l’Occupational Safety and Health Administration (OSHA) aux États-unis, en supposant une utilisation de 10 ans. Sur cette base, les auteurs ont estimé que 31,4 % des utilisateurs dépassaient la dose maximale acceptable en fonction du critère établi.

Dans le cadre d’un programme sur les dangers liés à l’écoute de la musique à Nancy en France, Meyer-Bisch4 a fait passer des examens audiométriques à des sujets volontaires dont la majorité était âgée de 15 à 25 ans. Parmi ceux-ci, il a séparé les utilisateurs de baladeur en trois groupes selon la fréquence d’écoute (occasionnel, n=415; 2-7 heures/semaine, n= 195, > 7 heures/semaine, n= 54). Il n’y avait pas de différence entre les utilisateurs modérés (2-7 heures) et les témoins, mais on notait une diminution légère mais significative de l’audition (environ 2,6 dB) entre les grands utilisateurs et les témoins, particulièrement aux fréquences de 4000 et 6000 Hz.

À la même époque, Le Page et Murray5 ont évalué les émissions otoacoustiques par stimulis transitoires, chez 1724 personnes de 10 à 59 ans, dont 555 utilisateurs (modérés, 355; grands, 200) de baladeur. L’amplitude des émissions otoacoustiques, le signe d’une oreille interne en bonne santé, était significativement plus faible chez les utilisateurs de baladeur, et ceci même chez les utilisateurs modérés. Les auteurs estimaient que cette utilisation était associée à un vieillissement accéléré de la cochlée comparable au bruit en milieu industriel et qu’il était important pour prévenir une perte d’audition prématurée, de limiter le volume et le temps d’écoute.

Plus récemment, en Argentine, une équipe de recherche a réalisé une étude prospective auprès d’une population d’adolescents de 14 à 17 ans6-7. Les jeunes ont été suivis sur une période de quatre ans et on a évalué leur participation à des activités bruyantes, telles que la fréquentation des discothèques et l’écoute des baladeurs. Des examens audiométriques ont été réalisés annuellement ainsi que des examens sonométriques. Les sujets ont été classés en trois groupes selon leurs seuils auditifs la première année et leur histoire médicale. Les adolescents du groupe A (n= 116) avaient une audition normale au départ, ceux des groupes B (n= 30) et C (n= 11) avaient des problèmes d’audition; ceux du groupe C ayant des déficits plus importants à l’audiométrie que ceux du groupe B. L’intensité des niveaux sonores issus des baladeurs variait de 75 à 105 dBA. Lors de la troisième année de suivi, le groupe A a été stratifié en deux sous-groupes, le sous-groupe 1 (n= 71) avec des modifications mineures (modifications aux seuils auditifs de moins de 20 dB pour toutes les fréquences) et le sous-groupe 2 (n= 31) avec des modifications majeures (modifications de plus de 20 dB pour une fréquence ou plus) à l’examen audiométrique. Dans le sous-groupe 2, les déficits ont eu tendance à augmenter lors de l’année suivante sans pour autant que l’on ait mis en évidence de maladies de l’oreille. Tous ces jeunes étaient fortement exposés à des activités bruyantes dans le cadre de leurs loisirs. Les audiométries des sujets du sous-groupe 1 ont aussi montré une tendance à une augmentation de leur seuil auditif, sans pour autant répondre aux critères d’altération de ceux du sous-groupe 2. Ces données suggèrent que l'exposition au bruit excessif durant les loisirs peut être une cause de dommages permanents de l’oreille chez les jeunes.

En Grande-Bretagne, Williams8 a recruté 55 passants de 15 à 48 ans qui étaient à l’écoute d’un baladeur en déambulant dans la rue. On a mesuré l’intensité sonore issue des baladeurs durant une période de deux minutes. Les niveaux allaient de 73,7 dBA à 110,2 dBA avec une moyenne de 86,1 dBA. À partir des données, on a calculé un équivalent pour une exposition continue de 8 heures. L’exposition moyenne résultante était de 79,8 dBA, mais pour 25 % des participants, elle était de 85 dBA et plus. L’auteur a conclu qu’il y avait nécessité de programmes d’information/éducation pour les utilisateurs pour lesquels le niveau de risque allait au-delà de celui toléré en milieu de travail. Finalement, plus près de nous, Ahmed et al.9 ont administré un questionnaire sur l’utilisation des baladeurs à 150 étudiants de l’Université de Toronto. Parmi ceux-ci, 24 volontaires ont passé un test audiométrique couvrant un spectre de 250 à 14 000 Hz et des mesures sonométriques objectives du baladeur ont été obtenues. Une proportion de 82 % des étudiants utilisait un baladeur. L’intensité du volume médian habituel déclaré par les sujets était 60 % du volume maximal, mais 17 individus ont indiqué écouter leur baladeur à plus de 80 % du volume maximal. Deux étudiants avaient des signes de perte auditive (> 25 dB). Pour le premier, l’atteinte était à 250 Hz, et pour le second à 14 000 Hz. Il n’y avait donc pas d’atteinte classique attendue à 4000 Hz. En moyenne, les 24 sujets ajustaient leur appareil à 67,6 dBA, mais l’intensité pouvait varier en fonction du bruit ambiant et du type de musique. Basé sur leurs données et sur une analyse de risque, toujours en fonction des normes de santé au travail, les auteurs ont suggéré des limites de 6 heures, 1,5 heure, 22 minutes et 5 minutes avec des intensités respectives de 70, 80, 90 et 100% du volume maximal lors d’une écoute avec des écouteurs standard iPod. Ils ont conclu que la plupart des étudiants utilisaient leur baladeur convenablement, mais que l’utilisation pouvait être dangereuse pour une minorité. Ceci a incité les auteurs à mettre l’accent sur l’éducation pour l’utilisation sécuritaire des baladeurs.

Une étude récente réalisée dans une école secondaire de la région de Québec sur un échantillon de 124 élèves de secondaire III, IV et V a montré que, en moyenne, ils utilisaient quotidiennement le baladeur environ 1 heure 30 la semaine et 1 heure la fin de semaine10 (Tableau 1).

Crédit photo : Laurence Isabelle

Tableau 1. Habitudes d’écoute des baladeurs chez les participants

On a mesuré le bruit en provenance de leur baladeur à leur niveau d’écoute habituel et, en fonction de leur temps d’écoute, estimé le bruit continu équivalent pour 8 heures (LAeq,8h), l’indice habituel d’exposition utilisé en milieu de travail.

Globalement, une proportion de 42 % des participants écoutaient leur baladeur à un niveau excédant un LAeq,8h de 85 dBA, la norme d’exposition généralement en vigueur en milieu de travail2. Cependant, l’exposition semblait diminuer significativement avec l’âge (p= 0,04), la proportion de jeunes écoutant leur baladeur au-delà d’un LAeq,8h de 85 dBApassant de 52 % à 14 ans à 30 % à 16-17 ans10 (Tableau 2).

Tableau 2 Variables d’intérêt dans les comparaisons entre les adolescents, stratifiées en fonction d’une exposition moyenne pondérée de plus de 85 dBA pour 8 h

Des stratégies pour réduire les effets sur l’audition

Globalement, il semble, à partir de la littérature consultée, qu’une proportion non négligeable d’utilisateurs de baladeurs ont des habitudes d’écoute à risque. À tel point que les auteurs qui se sont penchés sur le sujet prônent généralement des activités de communication et d’éducation pour sensibiliser la population aux dangers inhérents à une exposition excessive aux bruits par le biais des baladeurs. Ceci est d’autant plus vrai suite à l’arrivée sur le marché d’appareils de petite taille plus pratiques permettant d’écouter une gamme infinie de musique avec une grande qualité sonore. Lors des quatre dernières années, on a estimé les ventes de baladeurs numériques entre 124 et 165 millions d’unités en Europe11, indiquant que ces appareils font maintenant partie du quotidien de la génération montante.

Santé Canada a mis à la disposition du public un document d’information sur le Web. Le document informe le public entre autres quant aux risques de perte auditive, au fait que « le baladeur peut causer une perte auditive permanente lorsqu’on l’utilise pour écouter le type de musique qui a la faveur des ados et des jeunes adultes » et des moyens de protéger son ouïe, en indiquant notamment que si une personne à un mètre de vous doit crier pour se faire entendre, le niveau sonore est probablement excessif. Le document décrit également les premiers signes de perte auditive12.

Au-delà de la sensibilisation et de l’information, les autorités françaises ont légiféré en 1996, par le biais de la Loi 96-452, le niveau sonore des baladeurs via la puissance maximale de sortie qui a été fixé à 100 dB. On exigeait également un étiquetage indiquant qu’à la puissance maximale, l’écoute prolongée du baladeur peut endommager l’oreille de l’utilisateur13. De plus, le Comité scientifique des risques sanitaires émergents et nouveaux de l’Union européenne (UE) a estimé en 2008 qu’en raison de leurs habitudes d’écoute, 5 à 10 % des utilisateurs de baladeurs risquent des pertes auditives irréversibles, soit de 2,5 à 10 millions de personnes en UE14. À la suite de ce constat, la Commission européenne regroupant vingt-sept pays membres a décidé de prendre des mesures pour limiter les risques liés à l’utilisation des baladeurs et des téléphones portables disposant d’une fonction musicale. Le 28 septembre 2009, un communiqué a été émis indiquant que les réglages par défaut des baladeurs doivent répondre à des niveaux d’exposition sûrs, lesquels dépendent de la durée d’écoute. La Commission fixe ces niveaux respectivement à 80 dBA pour quarante heures par semaine et à 89 dBA pour 5 heures par semaine. Des niveaux d’exposition plus élevés sont possibles. Cependant, ils doivent été sélectionnés intentionnellement par l’utilisateur, et celui-ci doit être mis en garde des risques qu’il prend11. Devant l’immense popularité des baladeurs, il nous apparaît pertinent que ce type de mesures soit mis de l’avant également ici au Canada.

Références

  1. World Health Organization (WHO). Guidelines for community noise. Geneva: World Health Organization, 1999.
  2. Centre canadien d’hygiène et de sécurité au travail. Limites d’exposition au bruit au Canada, 2009. En ligne à : www.cchst.ca/oshanswers/phys_agents/exposure_can.html#_1_4 (consulté le 15 octobre 2009).
  3. Catalano PJ, Levin SM. Noise-induced hearing loss and portable radios with headphones. Int J Audiol 1985; 9: 59-67.
  4. Meyer-Bisch C. Epidemiological evaluation of hearing damage related to strongly amplified music (personal cassette players, discotheques, rock concerts) – high definition audiometric survey on 1364 subjects. Audiology 1996; 35: 121-142.
  5. Le Page EL, Murray NM. Latent cochlear damage in personal stereo users: a study based on click-evoked otoacoustic emissions. Med J Australia 1998; 169: 588-592.
  6. Serra RM, Biassoni EC, Richter U, Minoldo G, Franco G, Abraham S, Carignani JA, Joekes S Yacci MR. Recreational noise exposure and its effects on the hearing of adolescents. Part I: An interdisciplinary log-term study. Int J Audiol 2005; 44: 65-73
  7. Biassoni EC, Serra MR, Richter U, Joekes S, Yacci MR, Carignani JA, Abraham S, Minoldo G, Franco G. Recreational noise exposure and its effects on the hearing of adolescents. Part II: Development of hearing disorders. Int J Audiol 2005; 44: 74-86.
  8. Williams W. Noise exposure levels from personal stereo use. Int J Audiol 2005; 44: 231-236.
  9. Ahmed S, Fallah S, Garrido B, Gross A, King M, Morrish T, Pereira D, Sharma S, Zaszewska E, Pichora-Fuller K. Use of portable audio devices by university students. Can Acoustics 2007; 35: 35-52.
  10. Lévesque B, Fiset R, Isabelle L, Gauvin D, Baril J, Larocque R, Gingras S, Girard SA, Leroux T, Picard M. Exposure to noise from personal music players for high school students. ISEE 2009, International Society for Environmental Epidemiology 21st Annual Conference. Dublin Ireland, 25-29 August 2009.
  11. Commission européenne. Protection des consommateurs: L’Union européenne prend les mesures pour limiter les risques liés à l’utilisation des baladeurs, 2009. En ligne à : europa.eu/rapid/pressReleasesAction.do?reference=IP/09/1364&format=HTML&aged=0&language=FR&guiLanguage=en (consulté le 14 octobre 2009).
  12. Santé Canada. Le baladeur et le risque de perte auditive, 2006. En ligne à : www.hc-sc.gc.ca/hl-vs/iyh-vsv/life-vie/stereo-baladeur-fra.php (consulté le 14 octobre 2009).
  13. Jousset N. Expérience française sur les risques liés à l’utilisation des baladeurs, 2009. En ligne à : ec.europa.eu/consumers/safety/projects/docs/baladeurs.pdf (consulté le 14 octobre 2009).
  14. Scientific Committee on Emerging and Newly Identified Health Risks (SCENIHR). Potential health risks of exposure to noise from personal music players and mobile phones including a music playing function. Brussels: Directorate-General for Health and Consumers; European Commission, 2008.

Pour en savoir plus sur les notions de base sur le bruit

Environnement et santé publique, Fondements pratiques, Gérin, M., Gosselin, P., Cordier, S., Viau, C., Quénel, P., Dewailly, É. rédacteurs.

Chapitre 18 Bruit, Chantal Laroche, Michel Vallet, Dominique Aubrée

www.dsest.umontreal.ca/livres/esp/pdf/24Chap18.pdf

Le site québécois Bruit & Société : www.bruitsociete.ca

Centre canadien d’hygiène et de sécurité au travail

Site Web de la Direction de santé publique de la Mauricie

www.agencesss04.qc.ca/sante-publique/environnement/autres-bruits.html

Laurence Isabelle et Raphaëlle Fiset : deux jeunes chercheuses qui s’intéressent au bruit

Crédit photo : Sébastien Simard

Des ressources québécoises sur l’audition

De par sa mission, l’ordre des orthophonistes et des audiologistes (OOAQ) « voit à favoriser l’accessibilité du public à des services de qualité. Ce faisant, il contribue à l’intégration sociale des individus et à l’amélioration de la qualité de vie de la population québécoise » (extrait de l’énoncé de la mission). Depuis quelques années, plusieurs activités de sensibilisation sont menées à l’intention de plusieurs publics, dont celui des jeunes. Par exemple, l’Ordre organise annuellement une « Journée sans bruit » aux écoles qui se montrent intéressées. Du matériel est disponible pour les enseignants, les parents ainsi que pour les enfants.

Il est possible de consulter ces contenus sur le site de l’OOAQ à l’adresse : www.ooaq.qc.ca

Les baladeurs numériques sur la sellette

En France, les activités de sensibilisation et de prévention dans le domaine de l’audition sont très présentes. Le 11 mars dernier se déroulait la 13e Journée Nationale de l’Audition avec comme thème : « Baladeurs numériques : quels risques pour l’audition ? ». Au cours de cette journée, les résultats d’une enquête nationale portant sur les comportements liés à l’écoute des baladeurs ont été dévoilés. Par ailleurs, à travers la France, plus de 2 000 points d’accueil ont été mis en place afin de proposer aux visiteurs des tests d’audition, des conférences et des activités pédagogiques dans le but de mieux faire connaître les risques encourus dans certaines situations. Ces activités sont menées par l’Association Journée Nationale de l’Audition.

Source : site Web Auditions-info

www.audition-infos.org/baladeurs-numeriques-la-surdite-au-bout-du-fil-article-1654.html