1 novembre 2008

L’IBE 1-hydroxypyrène de l’ACGIH offre-t-il une protection adéquate?

Article

G. Talaska, The Department of Environmental Health, University of Cincinnati College of Medicine, Cincinnati

B. Schumann, The Department of Environmental Health, University of Cincinnati College of Medicine, Cincinnati

R. Vermeulen, Environmental Epidemiology Division, Institute for Risk Assessment Sciences, Utrecht University,The Netherlands

S. Peters, Environmental Epidemiology Division, Institute for Risk Assessment Sciences, Utrecht University,The Netherlands

NDLR. Ce texte est une traduction libre du manuscrit soumis par les auteurs réalisée par Claude Viau. Il a été préparé pour la commodité des lecteurs des actes du Colloque sur les HAP. Seul le texte dans la langue d’origine des auteurs devrait être considéré comme version officielle.

Introduction

Les composés aromatiques polycycliques (CAP) posent un défi de taille aux professionnels de la santé au travail. À l’exception du plus simple des membres de cette famille, le naphtalène qui comporte deux cycles aromatiques, les CAP ont de très faibles pressions de vapeur (6.0 x 10-9 Torr à 20 °C pour le chrysène), mais ils sont bien absorbés à travers la peau. De plus, à l’exception du naphtalène, ils possèdent une très faible toxicité aiguë, tellement d’ailleurs que certains brais de goudron de houille sont utilisés comme ingrédients de préparations dermatologiques. En raison de ces propriétés, les travailleurs tolèrent le contact cutané et le seul échantillonnage de l’air peut sous-estimer l’exposition réelle.

Dans le but d’aider les professionnels de la santé au travail, le comité sur les indices biologiques d’exposition (IBE) de l’ACGIH a proposé un IBE pour l’exposition aux CAP s’appuyant sur l’utilisation du 1 hydroxypyrène (1HP) (ACGIH, 2007). Toutefois le comité fut incapable de recommander une concentration de 1HP qui soit, ou bien équivalente à une exposition à la concentration TLV pour des mélanges de CAP comme les brais de goudrons de houille provenant des fours à coke, ou bien reliée à des effets sur la santé. Le comité a plutôt recouru à des données populationnelles pour proposer une valeur guide de 1HP urinaire de 1 μg/l qui signale une exposition d’origine professionnelle avec une certaine certitude statistique. Les données indiquent avec une très forte probabilité que des concentrations au-delà de 1 μg/l ne peuvent être dues à l’exposition environnementale ou alimentaire, mais plutôt à une exposition professionnelle s’il est par ailleurs démontré qu’il y a des CAP dans le milieu de travail. Des distributions semblables apparaissent dans le troisième rapport du CDC sur l’exposition aux substances de l’environnement (Centers for Disease Control, 2005). On y observe en effet chez 1 100 hommes non-fumeurs une moyenne géométrique de 0,085 μg/l (intervalle de confiance à 95 % : 0,071 – 0,105 μg/l) en 2000 et de 0,055 (0,046-0,064) μg/l en 2002. La probabilité d’observer une concentration supérieure à 1 μg/l chez des sujets qui n’ont pas d’exposition professionnelle est donc inférieure à 5 %, à l’exception des sujets qui subissent des traitements dermatologiques à base de goudron pharmaceutique. La question importante qu’il convient de se poser toutefois est de savoir si cette valeur guide offre une protection adéquate aux travailleurs exposés de manière chronique dans leurs milieux de travail. Ceci est l’objet de cet article.

Couplé aux connaissances sur sa toxicocinétique, le 1HP urinaire peut représenter un outil appréciable d’estimation de l’exposition en cours et récente aux CAP, du moins pour les travailleurs qui ont une exposition chronique. On distingue trois compartiments cinétiques pour l’élimination du pyrène avec des demi-vies apparentes de 5, 22 et 380 heures environ (ACGIH,2007). Des mesures effectuées sur des prélèvements urinaires de fin de semaine, fin de quart de travail reflètent l’exposition de la semaine de même que l’accumulation de pyrène dans le compartiment à longue demi-vie. On peut estimer la contribution de ce dernier compartiment en recueillant un échantillon en début de semaine, début de quart de travail, au moment où la contribution des compartiments rapides est devenue négligeable. Les mesures réalisées sur un échantillon obtenu après au moins deux jours sans exposition sont fortement corrélées aux valeurs obtenues en fin de semaine, fin de quart de travail (Mielzynska et al., 1997).

Les études portant sur la relation entre les concentrations de 1HP et des biomarqueurs d’effets précoces sont instructives. Ainsi, des données issues des études prospectives de Groopman et ses collègues montrent que les concentrations d’adduits entre l’aflatoxine et l’ADN sont corrélées à la survenue de cancers hépatiques en Chine (DeBord et al., 2004; Groopman et Kensler, 1999; Ross et al., 1992). De plus, une récente métaanalyse des études portant sur les adduits de l’ADN en relation avec le tabagisme a montré que les concentrations d’adduits pouvaient être utilisées comme critère catégoriel pour estimer les risques de cancer (Veglia et al., 2008). Finalement, il a été démontré dans des études variées que les concentrations d’adduits à l’ADN croissent proportionnellement avec le risque de cancer dans des groupes semblables chez lesquels des études épidémiologiques ont été menées (Bhatnagar et Talaska, 1999). De surcroît, des interventions visant à réduire l’exposition se reflètent sur les concentrations d’adduits à l’ADN. Marczynski et al. (2005) ont rapporté des diminutions de concentrations d’adduits benzo(a) pyrène diolépoxyde-ADN d’au moins 50 % suite à une substitution de produits dans une usine de fabrication de matériaux ignifuges en Allemagne.

Existe-t-il une relation entre les concentrations de 1HP et d’adduits à l’ADN et cette relation peutelle nous éclairer sur la protection offerte par la concentration guide de 1HP 1 μg/l contre le développement de maladies chroniques de nature génotoxique?

Les leucocytes sanguins sont communément employés comme source d’ADN accessible pour la mesure des adduits. Le sang est le compartiment central de l’organisme et on estime que les leucocytes circulants peuvent métaboliser les procancérogènes en cancérogènes ou encore entrer en contact avec les métabolites actifs formés dans d’autres organes comme le foie. Toutefois, on sait que certains organes sont des cibles en raison des processus métaboliques spécifiques qui s’y déroulent. Ainsi, on pense que les formes cancérigènes actives d’amines aromatiques rejoignent la circulation sous forme de conjugués glucuronidés non toxiques. Ceux-ci sont déconjugués dans la vessie permettant aux formes cancérogènes d’interagir avec l’ADN des cellules urothéliales. Ce n’est qu’après avoir exclu des analyses les granulocytes à courte durée de vie que l’on est parvenu à montrer une association entre les concentrations d’ADN leucocytaire et le tabagisme. Les surprises en science sont toutefois nombreuses et une étude a montré une excellente corrélation significative entre les concentrations d’adduits dans les leucocytes et dans les cellules urothéliales exfoliées (Zhou et al., 1997).

Nous avons étudié la relation entre les concentrations de 1HP et d’adduits à l’ADN des cellules urothéliales exfoliées retrouvées dans l’urine et des lymphocytes sanguins dans un groupe de travailleurs de l’industrie du caoutchouc des Pays- Bas (Peters et al., 2008; Vermeulen et al., 2002). Les travailleurs de l’industrie du caoutchouc peuvent être exposés à des HAP sous forme de fumées et de poussières lors de la vulcanisation des pneus. Jusqu’à 25 % et plus des pneus sont constitués de noir de carbone et d’huiles de dilution (Anonyme, 2004). Le chauffage à plus de 160 °C lors de la vulcanisation est une source d’exposition aux CAP et des émissions de fumée provenant des huiles de dilution peuvent être mesurées.

Matériels et méthodes

Des échantillons extemporanés d’urine ont été recueillis auprès de 116 travailleurs de l’industrie du caoutchouc pour détermination du 1HP. L’urine et le sang de 52 non-fumeurs ont aussi été obtenus pour la détermination des adduits à l’ADN. Pour le 1HP, la méthode d’analyse de Jongeneelen et al. (1985) a été employée. Les adduits à l’ADN ont été mesurés par le post-marquage au 32P utilisant la méthode d’enrichissement avec la nucléase P1 (Peters et al., 2008). L’analyse des adduits à l’ADN à partir des cellules urothéliales exfoliées a été réalisée par postmarquage au 32P en présence d’un excès de marqueur libre (Rothman et al., 1996).

Résultats

La figure 1 montre que l’exposition moyenne de la semaine produit une augmentation des concentrations de 1HP proportionnellement plus grande chez les non-fumeurs (43 %) par rapport aux fumeurs (13 %). L’importance de l’exposition au cours de la semaine de travail apparaît semblable chez les deux groupes après soustraction du niveau de base mesuré le dimanche avec des augmentations respectives de 0,1 et 0,08 μg/l mesurées en fin de quart et fin de semaine de travail. Il n’y avait pas d’association entre les concentrations de 1HP et la mutagénicité de l’urine, mais ces deux paramètres étaient associés aux concentrations d’adduits dans les cellules urothéliales exfoliées. Toutefois, ce sont des adduits différents qui étaient associés au 1HP urinaire (adduits totaux et adduit 3) et à la mutagénicité (adduit 1) suggérant que des expositions spécifiques différentes contribuent à la concentration totale des adduits.

Figure 1. Concentrations de 1HP urinaire avant le début de la semaine de travail et dans les échantillons composés de fin de quart au cours de la semaine, selon le statut tabagique

Conclusion

Les concentrations d’adduits à l’ADN dans le tissu cible qu’est l’urothélium étaient associées aux concentrations de 1HP urinaire et à la mutagénicité, ce qui n’était pas le cas des adduits lymphocytaires. Cela suggère d’importants effets de ce genre d’expositions sur le tissu cible. Les travailleurs de l’industrie du caoutchouc de cette étude ont des concentrations urinaires de 1HP sous la valeur guide de 1 μg/l et pourtant leurs concentrations d’adduits à l’ADN urothélial augmentent en proportion du 1HP urinaire, suggérant un lien entre ces deux paramètres.

Les augmentations les plus importantes des concentrations de 1HP urinaire et d’adduits dans les cellules urothéliales ont été observées dans la section de vulcanisation, là où les mesures atmosphériques de substances solubles dans le cyclohexane étaient les plus élevées. Si l’on peut considérer les adduits à l’ADN comme des marqueurs précoces et des effets biologiques significatifs, alors des expositions à ces niveaux constituent un écart par rapport à une situation normale. Ainsi, ces données suggèrent que l’exposition à des HAP produisant des concentrations de 1HP sous la barre de la valeur guide de 1 μg/l pourraient avoir d’importants impacts sur la santé. L’absence d’un véritable groupe témoin dans cette étude limite toutefois la capacité de se prononcer sur l’excès de risque.

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