1 novembre 2008

Évaluation de l’impact sanitaire environnemental de sources ponctuelles d’hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP) à Sydney en Nouvelle-Écosse

Article

M. Camus, Bureau des sciences et de la recherche en santé environnementale, Santé Canada. Santé environnementale et santé au travail, Université de Montréal. Membre associé de la Chaire d’analyse et de gestion des risques toxicologiques, Université de Montréal.

Introduction

De 1901 à 1988, les émissions d’aérosols et de gaz et les rejets solides et liquides de la cokerie et de l’aciérie de Sydney ont sévèrement pollué l’air, l’eau (ruisseaux et havre portuaire), les sédiments du havre, et les sols de la ville et des alentours de cette petite ville côtière (environ 30 000 habitants en 1960) de la Nouvelle-Écosse, une province canadienne dans l’Atlantique. Jusqu’en 1988, année où l’aciérie adopta les fours à arc et où la cokerie ferma ses portes, les travailleurs étaient fortement exposés aux hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP) (autour de 10 000 ng/m3 de BaP d’après une revue d’autres cokeries)( Armstrong et al. 2004).

Les résidents de Sydney étaient aussi surexposés aux HAPs et autres polluants. En 1985, une étude de mortalité réalisée par Santé et Bien-être social Canada a mis en évidence des excès manifestes de mortalité par cancers, de maladies cardiovasculaires et respiratoires dans la population de 35 à 69 ans de Sydney et du comté du Cap-Breton (Mao et al. 1985).

En 1995, le Comité d’indemnisation, santé et sécurité de la section locale du syndicat des métallurgistes à Sydney démontrait un excès de cancers du poumon chez les travailleurs des fours à coke. En 1996, le syndicat recommandait aux gouvernements fédéral et provincial la mise en oeuvre d’un programme d’études épidémiologiques et toxicologiques pour évaluer les impacts de la pollution sur la santé de la population de Sydney. Un groupe d’action conjointe (GAC) de dépollution fut mis sur pied par les citoyens et des représentants gouvernementaux. Ce mécanisme de participation et d’autonomisation communautaires devait faciliter la recherche de solutions aux risques associés au bassin du cirque Muggah. En novembre 1996, le GAC entreprenait de réaliser les études sur la santé dans le comté du Cap-Breton, la division de recensement dont fait partie Sydney, pour déterminer si l’incidence des cancers, la mortalité par diverses causes, les anomalies à la naissance, les maladies cardiovasculaires, les dermatites et les maladies immunitaires, neurotoxiques et respiratoires étaient plus élevées dans le comté du Cap-Breton (CCB) que dans le reste de la Nouvelle-Écosse et du Canada.

Matériels et méthodes

Invitée à étudier ces questions, l’équipe d’épidémiologie environnementale de Santé Canada a proposé un plan de recherche pour vérifier l’étendue des problèmes de santé et évaluer s’ils pouvaient être attribués à des facteurs environnementaux ou autres. Outre le comté du Cap-Breton (CCB) que les citoyens ciblaient pour ne pas perdre la somme des impacts sur les populations environnantes, notre équipe mit l’accent sur la comparaison entre Sydney, les populations voisines (CCB hors Sydney), la Nouvelle-Écosse et le Canada pour tenter d’obtenir un gradient de risque plus spécifique à Sydney et une meilleure puissance statistique. La santé des femmes et des enfants devrait davantage refléter des effets environnementaux putatifs que la santé des hommes affectée par leurs expositions au travail dans la cokerie et l’aciérie.

Le plan d’études comprenait une « Phase I » plus sensible de « dépistage » et d’élagage des problèmes de santé prioritaires en excès dans le CCB et de façon plus marquée dans Sydney, et une « Phase II » plus spécifique de recherche des associations entre les facteurs environnementaux à Sydney et les causes de mortalité surélevée observées dans la « Phase I », en prenant en compte les habitudes de vie, les expositions professionnelles de la population et d’autres facteurs confondants.

La « Phase I » de recherche des maladies en excès à Sydney consistait en des études agrégées régionales comparant Sydney au « CCB moins Sydney » et au Canada en exploitant les bases de données suivantes :

  1. le Registre de mortalité du Canada, qui fournit des éléments d’information sur les taux de mortalité imputable à toutes les maladies, au cancer et à des causes autres que le cancer, pour la période 1951- 1994;
  2. le Registre des cancers de la Nouvelle-Écosse, qui donne accès à des renseignements sur l’incidence du cancer, pour la période 1971-1996;
  3. le Registre Atlee des grossesses et de la périnatalité de la Nouvelle- Écosse, colligeant des données sur les suivis de grossesses et les malformations congénitales, pour la période 1988- 1996.

La « Phase II » de recherche des déterminants des maladies propres à Sydney comprenait :

  1. une étude épidémiologique « cas-témoins » des principaux sites de cancers ;
  2. une étude géographique plus fine comparant la mortalité entre trois zones quartiers de Sydney classées selon leurs niveaux de pollution passés;
  3. une étude de cohorte des travailleurs de la cokerie et de l’aciérie, une étude de caractérisation historique des expositions environnementales;
  4. une enquête transversale sur la prévalence de maladies ou de symptômes de maladies chroniques et l’histoire d’exposition des sujets.

Résultats

Études de la Phase I

Dans un premier temps, la mortalité par de nombreuses maladies semblait bien plus élevée à Sydney que dans le reste du CCB et du Canada (Band et Camus, 1999). Toutefois, la vérification de 1 180 certificats de décès révéla que 20 % des décès assignés à « Sydney » étaient en fait des personnes résidant dans d’autres municipalités du CCB (le bureau de poste de Sydney desservait tout le CCB). Après correction de ce biais résidentiel, il subsistait à Sydney des excès significatifs de cancers du poumon, du côlon, du rectum, de l’oesophage, des glandes salivaires et du myélome multiple, et des excès d’asthme, de maladies du foie,de diabète, de sclérose en plaques, d’anomalies congénitales sévères et d’anomalies chromosomiques à la naissance.

L’étude d’incidence réalisée par les chercheurs du Registre des tumeurs de la Nouvelle-Écosse a corroboré les résultats de l’étude de mortalité pour les cancers (Guernsey et al. 2000).

Avec le registre périnatal Atlee, on a trouvé à Sydney des excès significatifs de mortinatalité, d’anomalies neurologiques et d’anomalies majeures, corroborant en partie des résultats de l’étude de mortalité de Santé Canada. (Dodds et Seviour, 2001).

Études de la Phase II

L’étude cas-témoins a échoué (Band et al. 2002). On n’a pas pu recruter assez de cas de cancers du poumon pour atteindre la puissance statistique requise. Les sujets ayant répondu au questionnaire d’histoire d’expositions représentaient 89 cancers du côlon, 48 cancers du poumon et 117 cancers du sein avec des taux de participation respectifs inférieurs à 60 %, n’atteignant que 24 % pour le cancer du poumon. Aucune association avec le travail dans la cokerie ou l’aciérie ou avec la proximité résidentielle des sources de pollution n’est ressortie des analyses. L’enquête transversale sur les modes et les voies d’exposition et les affections chroniques non mortelles fut annulée après que des citoyens eurent entrepris des poursuites judiciaires contre les gouvernements. L’étude sur les travailleurs n’a jamais été réalisée par le chercheur universitaire détenant les données, faute de financement et faute d’un protocole de recherche validé par des pairs.

Par contre, l’étude sur la mortalité par quartiers de Sydney a obtenu des résultats. Des excès et des gradients de risque significatifs entre zones d’exposition ont été observés chez les femmes et les hommes pour la mortalité par cancer du poumon et par maladies cardiovasculaires. Chez les femmes, on a aussi observé un excès de maladies respiratoires (tableau 1). Néanmoins, la défavorisation socioéconomique et le tabagisme plus fréquent des habitants de Whitney Pier et d’Ashby pourraient expliquer ces gradients de risques en partie bien que les données ne permettent pas un ajustement statistique formel.

Tableau 1. Ratios de mortalité standardisés pour les principales causes de décès en excès chez les femmes de Whitney Pier, 1961-1988.

Conclusion

Utilité de l’approche bayésienne

Les résultats de l’étude de mortalité par zones d’exposition suggèrent un effet de la pollution passée de l’air sur la mortalité des résidants de Whitney Pier et d’Ashby. Toutefois, si l’on pouvait ajuster l’effet des cofacteurs socio-économiques et comportementaux, les gradients et excès observés ne seraient probablement plus significatifs statistiquement. D’aucuns ont utilisé cet argument pour rejeter les gradients de risque suggérant des effets de la pollution de l’air passée sur la santé de la population de Sydney. Cet argument omet toutefois les erreurs tendant à atténuer le risque mesuré (ex. déménagements de résidants) et s’arc-boute sur une hypothèse nulle invraisemblable d’absence d’effets des BaP sur la santé en général, ou sur une hypothèse déjà infirmée d’absence d’expositions importantes à Sydney et dans Whitney Pier en particulier.

En analyse de risques et d’impacts sanitaires, il faut considérer « l’ensemble de la preuve ». L’approche bayésienne, très utilisée en médecine et en analyse de risques d’événements rares ou nouveaux (ex. changements climatiques) permet d’intégrer 1) d’autres hypothèses que l’hypothèse nulle, 2) des données toxicologiques et épidémiologiques, et 3) des connaissances qualitatives (relations établies non quantifiées), subjectives (expertise) et objectives (statistiques traditionnelles). C’est un processus d’accumulation de connaissances qui ajuste constamment l’état des connaissances à la lumière de nouvelles observations quantitatives ou qualitatives.

La figure 1 représente un réseau causal bayésien simplifié des déterminants de la probabilité d’observer épidémiologiquement une augmentation du risque de cancer du poumon chez les femmes de Whitney Pier relativement à la zone de référence. Chaque graphique illustre l’information probabiliste sur une variable ou un paramètre du risque, les intervalles des valeurs possibles d’une variable inscrits à gauche du graphique, et la probabilité en pourcentage de chaque intervalle étant écrite à droite, avec une barre de longueur proportionnelle à chaque probabilité. La moyenne arithmétique et l’écart-type de chaque distribution de probabilités sont indiqués au bas de chaque graphique. Les flèches indiquent les relations causales. Les graphiques ombrés représentent les prédicteurs des observations épidémiologiques avec leurs probabilités. Le graphique à l’extrême droite représente le taux de mortalité différentiel observé entre Whitney et la zone de référence, avec son incertitude statistique (distribution de probabilités) :

  1. On estime d’abord les concentrations de BaP (ng/m3) dans Whitney et dans la zone de référence (gauche de la figure), à partir de données incomplètes sur les concentrations passées à Sydney (»1950-1970) et d’une évaluation qualitative et subjective d’autres cas de pollution de l’air par des BaP. L’étendue des valeurs possibles et la distribution des probabilités reflètent la grande incertitude de ces estimations;
  2. On estime aussi de façon probabiliste le risque unitaire vie entière par ng/m3 BaP autour de la valeur préconisée par l’OMS (8,7 x 10-5 /ng/m3);
  3. On estime les risques par 100 000 personnes en multipliant les expositions par quartiers par le risque unitaire : ce produit donne une distribution probabiliste des risques;
  4. On convertit ensuite la différence de risques entre Whitney et la zone de référence en taux de mortalité différentiel pour obtenir une mesure épidémiologique (cancers du poumon supplémentaires à Whitney par million de personnes-années observées);
  5. Enfin, on prend en compte un biais épidémiologique possible en raison des différences des cofacteurs de risque entre Whitney et la référence. Ici, on a présumé une absence de biais mais avec une certaine incertitude, qui augmente l’incertitude des résultats épidémiologiques prévus par l’approche toxicologique d’évaluation d’impact.

Figure 1. Réseau causal bayésien des risques de cancers du poumon attribuables aux BaP chez les femmes du quartier Whitney Pier à Sydney, 1961-1988.

Les prévisions de ce réseau bayésien (249 cas/million/an ± 290..) ont été calculées sans tenir compte du résultat épidémiologique (261 cas/million/an ± 140..). En effet, l’étude avait produit des ratios de mortalité standardisés (tableau 1) relativement au Canada, et nous n’avons calculé les taux de mortalité différentiels entre zones d’exposition de Sydney qu’après la construction du réseau bayésien. Les observations épidémiologiques coïncident néanmoins avec les résultats prédits par le modèle toxicologique (valeur P = 0,39). Les biais épidémiologiques n’expliqueraient pas à la fois les observations épidémiologiques et les calculs toxicologiques. L’analyse formelle de sensibilité des résultats et la révision des postulats (ex. expositions passées) caractérisent les réseaux bayésiens mais l’espace manque pour les exposer ici.

Les études épidémiologiques à Sydney suggéraient un effet des expositions passées sur la santé de la population. La corrélation entre les observations épidémiologiques et la défavorisation socio-économique et le tabagisme ne peuvent expliquer à la fois les prévisions toxicologiques et les observations épidémiologiques. En intégrant ces approches scientifiques complémentaires et distinctes, les données quantitatives et des suppositions subjectives sur le plan des probabilités et dans un même modèle, notre réseau bayésien suggère que les résultats épidémiologiques à Sydney s’expliqueraient vraisemblablement plus par les effets toxiques attendus des expositions passées que par des biais méthodologiques. En fait, dans les études d’impacts sanitaires environnementaux a posteriori, les études épidémiologiques permettent de corroborer les prévisions toxicologiques, d’estimer l’impact populationnel et de rassurer le public et les autorités qu’il n’y a pas d’impacts « surprises » non prévus par les études toxicologiques ou par d’autres analyses de risques.

Bibliographie

  1. Armstrong, B., Hutchinson, E., Unwin, J., et Fletcher, T. (2004). Lung cancer risk after exposure to polycyclic aromatic hydrocarbons: a review and meta-analysis. Environ. Health Perspect. 112, 970-8.
  2. Band, P. et Camus, M. (1999). Analyse des ratios de mortalité dans le comté du Cap-Breton et à Sydney en Nouvelle Écosse, 1951-1994. 60.
  3. Band, P., Camus, M., Dewar, R. et Krewski, D. (2002). Évaluation des facteurs de risque liés à l’environnement dans les cas des cancers du sein, du côlon et des poumons à Sydney, NouvelleÉcosse. In IRST- Initiative de recherche sur les substances toxiques. Santé Canada, Ottawa. (www.hc-sc.gc.ca/sr-sr/pubs/funding-finance/tsri-irst/sum-som/summary_risk-sommaire_risque-fra.php)
  4. Dodds, L. et Seviour, R. (2001). Congenital anomalies and other birth outcomes among infants born to women living near a hazardous waste site in Sydney, Nova Scotia. Can. J. Public Health 92, 331-4.
  5. Guernsey, J. R., Dewar, R., Weerasinghe, S., Kirkland, S. et Veugelers, P. J. (2000). Incidence of cancer in Sydney and Cape Breton County, Nova Scotia 1979-1997. Can. J. Public Health 91, 285-92.
  6. Mao, Y., Morrison, H. et Semenciw, R. (1985). Mortality in Cape Breton, Nova Scotia, 1971- 1983. In Chronic Diseases in Canada - Special Report No. 11, pp. 1-14. Health and Welfare Canada, Ottawa, Ontario.