22 décembre 2004

Évaluation de l’exposition environnementale dans le cadre d’études épidémiologiques

Article
Auteur(s)
Mariam El-Zein
Ph.D., Centre de recherche, Hôpital Ste-Justine
Claire Infante-Rivard
M.D., Ph.D., Université McGill

L’évaluation de l’exposition est une composante importante des études épidémiologiques qui portent sur le rôle de l’environnement dans l’étiologie de la maladie. Dans cet article, nous avons concentré notre attention sur l’évaluation de l’exposition à l’environnement (ÉEE), celui-ci comprenant des facteurs chimiques et physiques qui se retrouvent soit en milieu de travail, soit dans l’environnement général. Les objectifs de l’ÉEE consistent à mieux comprendre les modèles et les processus sous-jacents à cette exposition afin d’en établir l’intensité et la durée, selon une estimation réaliste. Au cours des dernières années, le domaine de l’ÉEE a connu des progrès substantiels grâce au développement d’outils de collecte de données, de méthodes d’attribution de l’exposition, de techniques d’analyse de données, ainsi que par l’apport de données portant sur la validité et la fiabilité de ces méthodes. Néanmoins, plusieurs défis nous attendent encore en raison en particulier du type d’études dans lesquelles l’ÉEE est appliquée; en effet, la plupart des études portant sur les maladies chroniques ont un caractère rétrospectif parce que la maladie étudiée est rare et que le suivi prospectif de grandes cohortes est généralement irréalisable. L’évaluation rétrospective de l’exposition est très difficile et les résultats obtenus sont souvent insatisfaisants. D’autre part, l’évaluation prospective est souvent considérée comme difficilement réalisable, ne serait-ce qu’en raison des coûts qui y sont associés. Malgré ces difficultés importantes, il est possible d’obtenir une ÉEE raisonnable par l’application de principes de base et des techniques disponibles qui peuvent en améliorer la qualité.

Cet article propose un aperçu des méthodes en usage actuellement dans l’ÉEE. Nous considérons d’abord quelques principes méthodologiques de base tels que l’identification et la quantification des déterminants de l’exposition, l’estimation de la variabilité de l’exposition et la notion de mesures répétées sur un même sujet. Puis, nous nous intéressons à d’autres aspects plus concrets de l’ÉEE tels que les méthodes de collecte de données et d’attribution de l’exposition à partir de ces données.

Principes méthodologiques

Déterminants de l’exposition

Les déterminants de l’exposition sont des variables qui affectent le niveau d’exposition. En milieu de travail, quatre classes générales de déterminants ont été identifiées1: les déterminants associés à l’agent lui-même (i.e. l’état physique du contaminant qui est liquide, gazeux ou solide, et la taille des particules, si l’agent est aéroporté), les conditions de température et d'humidité, le milieu de travail lui-même (type d’opération, équipements et mesures de protection) et le travailleur accomplissant sa tâche (fréquence et durée des tâches, utilisation de l’équipement de protection personnelle). Dans le domaine de l’exposition environnementale générale où l’on pourrait par exemple étudier la présence et les effets sur la santé des trihalométhanes (THM) dans l’eau potable, ces déterminants pourraient inclure la quantité de matières organiques (plus abondante en fin d’été et d’automne), la dose de chlore, la température de l’eau (variation saisonnière), le pH, et la durée de séjour à l’intérieur du système de distribution2. Une percée majeure dans le domaine de l’ÉEE a été la capacité de recueillir dans les questionnaires des renseignements sur les déterminants spécifiques à chaque individu. À partir de ces déterminants, il est théoriquement possible de former des groupes d’individus ayant des profils d’exposition similaires. Toutefois, ceci ne résulte pas nécessairement dans des groupes uniformément exposés; il a été démontré que des modèles incorporant des déterminants de l’exposition expliquaient rarement plus de 50 % de la variabilité totale de celle-ci3. La corrélation possible entre les déterminants eux-mêmes est un autre aspect important à considérer pour lequel les solutions ne sont pas évidentes. Bien que l’objectif de considérer les déterminants de l’exposition repose sur des bases solides, on peut s’interroger sur la possibilité de recueillir de l’information sur tous les déterminants pertinents, en particulier ceux reliés à l’exposition passée. Quelques études ont réussi à utiliser des mesures courantes sur plusieurs déterminants afin de prédire des expositions passées. C’est le cas d’une étude menée sur la mortalité des embaumeurs où l’exposition antérieure a été évaluée en utilisant le taux actuel d’échange d’air, le type de cas (intact/autopsié), et l’incidence de déversements de produits toxiques4. Malheureusement, en raison de la disponibilité limitée d’information sur les déterminants antérieurs, et puisqu’il existe des incertitudes marquées sur les niveaux antérieurs d’exposition, on ne sait pas si ce principe pourra être appliqué dans les études à caractère rétrospectif.

Variabilité de l’exposition

La variabilité dans le temps, l’espace, et entre les personnes est un concept important à considérer dans l’évaluation de l’exposition. Une hétérogénéité significative dans les mesures d’inhalation 5-8 ou d’exposition dermique9, parmi les travailleurs occupant le même titre d’emploi ou effectuant des tâches similaires, a été rapportée dans quelques études. La plupart des groupes formés sur la base du titre d’emploi et considérés comme ayant des expositions homogènes ne sont pas en réalité uniformément exposés. L’exposition des travailleurs occupant le même titre d’emploi et réalisant le même travail dans le même environnement pourrait varier, dépendamment des différences dans l’exécution des tâches, des habitudes de travail et de l’utilisation d’équipement de protection personnelle10. De même, des individus habitant des secteurs résidentiels exposés à des concentrations apparemment similaires de THM, selon les mesures faites dans le système de distribution, ne forment pas nécessairement des groupes homogènes. Le principal facteur limitant, lorsque l’on tente d’évaluer la variabilité de l’exposition, est relié à des questions de coûts et de faisabilité, par exemple en ce qui a trait au nombre suffisant d’échantillons à recueillir. L’importance de recueillir plus d’une mesure pour déterminer la variabilité spatiale et temporelle a été établie à partir d’études mesurant l’exposition courante. Pour les études rétrospectives, les façons d’estimer la variabilité de l’exposition, en se basant sur des données obtenues par questionnaires, ne sont pas aussi directes.

Mesures répétées

Bien que le fait de recueillir des mesures répétées sur les mêmes sujets d’une étude améliore la qualité de l’ÉEE, il a pour conséquence que les données recueillies sont plus difficiles à analyser correctement. Des techniques statistiques, tels les modèles mixtes combinant effets fixes et aléatoires et permettant de tenir compte de la dépendance entre les observations, existent; cependant, elles sont plus complexes. Par exemple, dans certaines études en milieu de travail, les caractéristiques du lieu de travail ont été considérées comme l’effet fixe, alors que la variabilité pour un même travailleur et entre les travailleurs a été considérée comme l’effet aléatoire7, 11, 12. Pour quantifier le degré avec lequel le niveau de THM varie dans le temps et entre les résidences utilisant le même service d’approvisionnement en eau13, des auteurs ont considéré les différences saisonnières comme un effet fixe, alors que les sources de variations de THM inter- et intra-résidences ont été considérées comme des effets aléatoires.

Les principes brièvement présentés ici sont importants à considérer et devraient être intégrés dans chaque ÉEE. Nous abordons maintenant les méthodes de collecte des données et les méthodes d’attribution de l’exposition qui, elles aussi, peuvent bénéficier de l’application de ces principes.

Méthodes de collecte de données

Questionnaire spécifique sur l’exposition

Le questionnaire est l’outil de cueillette de données utilisé le plus fréquemment dans les études épidémiologiques. Le questionnaire portant sur l’exposition spécifique comprend une liste de questions qui ciblent des contaminants particuliers au sein d’un environnement déterminé (tel qu’un titre d’emploi dans une industrie ou un milieu résidentiel particulier). Ce type de questionnaire est plus coûteux à développer parce qu’il exige des connaissances détaillées sur le milieu ciblé et les contaminants qui s’y trouvent; son administration est plus coûteuse aussi parce que ce questionnaire est en général utilisé comme complément à des questionnaires généraux. Le développement de questionnaires spécifiques à un emploi14, ou à un type d’environnement15, représente un élément de progrès pour l’ÉEE. Cependant, malgré l’utilisation de questionnaires très sophistiqués, les erreurs de classification de l’exposition (surtout passée) dans les études épidémiologiques demeurent un problème, car l’information colligée sur une situation d’exposition est généralement insuffisante.

Surveillance environnementale

La méthode idéale pour mesurer l’exposition via l’inhalation ou la voie dermique se fait à l’aide de mesures quantitatives et externes au sujet, pour chacun des sujets ou groupe de sujets dans une étude. La valeur de la surveillance environnementale tient à sa capacité à bien estimer la vraie mesure de la dose, en assumant que l’échantillon est représentatif et approprié, et que les techniques analytiques utilisées sont adéquates (ces deux aspects sont non négligeables, mais ne seront pas traités ici). Cependant, les mesures environnementales externes ne devraient pas être considérées comme suffisantes à elles seules pour évaluer l’exposition. En effet, des informations sur les facteurs qui viennent moduler l’exposition, comme par exemple les différences dans la performance des travailleurs pour une certaine tâche, ou les habitudes personnelles en ce qui a trait à la consommation d’eau potable, devraient être considérées comme complémentaires aux mesures directes de l’exposition. Bien que le prix des instruments d’échantillonnage soit à la baisse, la principale limite à ce type de surveillance demeure encore le coût; celui-ci est associé à l’embauche de personnel qualifié pour prendre les mesures et manipuler les échantillons, aux analyses, et à l’achat et au maintien des instruments d’échantillonnage. Afin de réduire les coûts associés aux services fournis par des personnels qualifiés, une approche basée sur l’auto-évaluation par l’individu exposé a été développée. Elle consiste à donner aux individus exposés la responsabilité de mesurer leur propre exposition. Il a été démontré dans plusieurs études que les travailleurs (sans formation ou expérience des principes d’hygiène) étaient techniquement capables de réaliser de telles évaluations16-18. Cependant, ces résultats intéressants ont été démontrés dans des études en milieu de travail; l’utilité et la faisabilité d’une telle méthode dans des études faites dans la communauté, ainsi que son acceptabilité par les sujets étudiés, restent à déterminer. De plus, dans le but de maintenir l’exactitude et la précision de ces « auto-mesures », ces paramètres devraient être constamment déterminés, ce qui représente en soi un investissement de taille.

Surveillance biologique

La surveillance biologique de l’exposition comprend la mesure de marqueurs biologiques (ou biomarqueurs), tels les composés chimiques et leurs métabolites, dans les médias biologiques que sont le sang, l’urine ou l’air expiré, afin d’évaluer la charge corporelle des contaminants. Un biomarqueur est défini comme un paramètre biochimique, physiologique, cytologique, morphologique, ou tout autre paramètre biologique qui soit mesurable19. La surveillance biologique et la surveillance environnementale s’avèrent toutes les deux très coûteuses; cependant, la supériorité théorique de la surveillance biologique sur la surveillance environnementale repose sur son potentiel à refléter la dose interne d’une substance, et ce, en considérant toutes les voies d’exposition (orale, dermique et inhalation), et toutes les sources (milieu de travail et/ou environnement général).Toutefois, la surveillance biologique ne doit pas être vue comme un substitut à la surveillance environnementale, mais plutôt comme une approche complémentaire. Par exemple, lors d’une étude longitudinale portant sur des travailleurs maritimes, les données sur le styrène mesuré dans les zones d’inhalation étaient supérieures à celles obtenues par la surveillance des niveaux de styrène mesuré dans l’air exhalé ou par les échanges de chromatides sœurs sur les lymphocytes périphériques20. En plus des difficultés pratiques reliées à la collecte des échantillons biologiques, la surveillance biologique comporte d’autres limites; celles-ci sont reliées à la disponibilité des valeurs de comparaison normatives, à l’interprétation des résultats provenant des tests et à la disponibilité même de tels biomarqueurs. Bien que certains biomarqueurs soient bien connus et utilisés depuis longtemps, (par exemple, la plombémie), et que d’autres ont été proposés plus récemment (par exemple, les adduits d’ADN pour les carcinogènes, quoiqu'ils soient des biomarqueurs d’effets), plusieurs expositions ne peuvent être suivies biologiquement en raison des connaissances incomplètes sur le métabolisme des contaminants. Une autre question à considérer est la persistance des biomarqueurs dans l’organisme; certains indiquent uniquement des expositions récentes, ce qui limite leur valeur dans le cas de la plupart des études sur les maladies chroniques.

Méthodes conventionnelles d’attribution de l’exposition

Une fois les données en main, elles doivent servir à déterminer si le sujet à l’étude est exposé ou non, et si oui, à quel niveau. Un certain nombre de méthodes simples tels que l’opinion de l’individu (self-reporting), le titre d’emploi (en santé au travail), ou l’adresse de la résidence (dans les études environnementales) sont utilisées. Des méthodes plus sophistiquées (présentées ci-après), par exemple des matrices d’exposition ou l’évaluation de l’exposition par des experts, fournissant des informations plus détaillées, ont été développées sur la base de ces méthodes simples. Plusieurs revues ont décrit leur utilisation, ainsi que leurs forces et faiblesses21-24. Une étude récente a mis en évidence un inconvénient majeur relié à ces méthodes; elles ne donnent pas de conclusions reproductibles d’une étude à l’autre sur la relation exposition-maladie25. Une façon d’améliorer l’attribution de l’exposition résultant de ces méthodes consisterait à en combiner plusieurs, dont l’utilisation de questionnaires, l’évaluation de l’exposition par un expert et le développement d’une matrice26.

L’opinion de l’individu (self-reporting)

Cette méthode fait référence aux données d’exposition obtenues directement par les sujets interviewés par questionnaire. Quand les sujets de l’étude sont déjà affectés par la maladie (ou ne le sont pas), comme dans le cas des études cas-témoins, la différence de rappel entre les groupes peut entraîner un biais. Bien qu’en pratique toutes les études épidémiologiques sont sujettes à un biais de classification non-différentielle (mesures également imprécises dans les groupes comparés), la notion que le rappel différentiel affecte nécessairement les études cas-témoins relève davantage d’une croyance non fondée que d’une évidence basée sur les données27. Néanmoins, même le biais de classification non-différentielle affectera la capacité à mettre en évidence l’association entre l’exposition environnementale et la maladie, si elle existe. À noter (voir ci-haut) que les problèmes associés au self-reporting surviennent davantage pour certains types de variables (par exemple la nature chimique d’un produit) que pour d’autres (par exemple, le nom commercial du produit)28.

Historique de l’exposition

Utilisant l’historique de l’exposition, la méthode consiste à déduire l’exposition sur la base des titres d’emplois/tâches ou des lieux de travail (industrie) ou, dans le milieu environnemental, sur la base du lieu de résidence. À titre d’exemple dans ce dernier cas, les adresses de la mère pendant la grossesse ont été utilisées pour attribuer un niveau moyen d’exposition aux THM selon les valeurs mesurées dans le système de distribution desservant ces résidences. De la même façon que pour les titres d’emploi, une appro­che simple et sommaire pour définir l’exposition aux THM consiste à la définir selon par exemple, la source d’eau potable (eau souterraine ou eau de surface)29 ou le fait que l’eau soit chlorée ou pas, là où demeure le sujet30. Cependant, l’utilisation d’une telle mesure qualitative brute de l’exposition peut introduire une erreur potentielle de classification puisque cette mesure ne considère pas les concepts de déterminants et/ou de variabilité de l’exposition.

Matrice d’exposition

Une matrice d’exposition est un tableau structuré qui dresse l’historique de l’exposition (selon les titres d’emplois ou les adresses résidentielles) sur un axe, et les agents d’exposition sur l’autre axe. Les cellules de la matrice peuvent indiquer la présence, l’intensité, la fréquence et/ou la probabilité d’exposition. Cette méthode peut être économique, si la collecte des données sur les emplois et les lieux de résidence est facile à réaliser, et si l’exposition peut être estimée à partir des données obtenues pour quelques travailleurs pour un emploi particulier, ou recueillis sur une base routinière pour les données environnementales (par exemple par un système réglementaire de surveillance de la qualité de l’eau ou de l’air). Un avantage de cette méthode est qu’elle permet d’éviter les biais de rappel et les problèmes associés aux biais de classification différentielle selon le statut du sujet. Cependant, sa limite principale majeure reste l’introduction d’une erreur de classification non-différentielle due à la variabilité possible de l’exposition à l’intérieur d’un même titre d’emploi ou d’un même secteur résidentiel. Par contre, des matrices d’exposition ont été développées en plusieurs strates (i.e. estimés de l’exposition dans les cellules ajustés selon la période de calendrier) et ont incorporé de multiples catégories d’information (i.e. en utilisant des mesures écologiques aussi bien que des mesures résidentielles spécifiques de THM)31,32; ces ajouts permettent d’améliorer l’évaluation de l’exposition, mais en augmentent le coût.

Évaluation par des experts

La méthode d’évaluation de l’exposition par des experts est une méthode valable et souvent utilisée dans le cadre d’études rétrospectives dans la communauté ; dans cette situation, il est souvent impossible aux experts de se rendre dans tous les milieux de travail ou de visiter tous les environnements résidentiels. Cette méthode fait appel à des experts tels que des hygiénistes, chimistes, ingénieurs ou autres professionnels; ceux-ci sont habituellement impliqués dans le développement et l’interprétation de questionnaires spécifiques. Leur tâche par la suite consiste à élucider les déterminants de l’exposition et à estimer l’exposition, sur la base de l’histoire de chaque sujet, à partir des renseignements fournis par les questionnaires. Les experts utilisent de plus leurs connaissances des milieux de travail ou résidentiels, ainsi que les données scientifiques publiées. Leur tâche consiste surtout à transposer les données du questionnaire en une estimation précise de l’exposition. Dans plusieurs études réalisées entre 1970 et 2000, la qualité de l’exposition estimée par les experts a varié considérablement, autant sur le plan de la validité que de la fiabilité intra- et inter-experts24. Ce constat peut s’expliquer en partie par les différents niveaux d’expertise des experts, le fait qu’ils travaillent de manière indépendante ou selon un consensus, et la qualité des procédures de codification et d’attribution de l’exposition qui sont utilisées. Aussi, en dépit des recommandations constantes sur l’importance de développer et de suivre systématiquement une structure formelle et transparente pour l’estimation de l’exposition, cette méthode continue à être insuffisamment documentée. Ce qui manque dans la littérature, c’est une description claire et transparente de la façon dont les experts arrivent à leurs jugements, de même que des critères qu'ils ont utilisés a priori. Une autre question importante sur laquelle on ne met pas suffisamment l’accent est la « calibration des experts »; l’idée consiste à fournir des mesures d’hygiène aux experts afin qu’ils puissent comparer leurs jugements à ces mesures objectives. Il a été démontré que lorsque les experts ne possédaient pas de telles données, leurs décisions résultaient en une faible concordance; cependant, leurs évaluations s’amélioraient suite à l’utilisation de telles données33. Une méthode similaire à la méthode des experts, mais plus structurée, a été développée en épidémiologie professionnelle34. Brièvement, elle permet d’estimer l’intensité d’émissions de polluants, en tenant compte des paramètres spécifiques tels l’intensité des émissions, leur manipulation et l’efficacité de la ventilation. Cette méthode pourrait potentiellement être utilisée dans les études rétrospectives d’exposition environnementale dans la communauté, à condition qu’elle soit adaptée à l’environnement résidentiel.

Méthodes non-conventionnelles d’attribution de l’exposition

Des limites ont donc été identifiées dans l’usage des outils conventionnels d’évaluation de l’exposition; souvent, il n’y a pas de données suffisantes en ce qui a trait à l’historique de l’exposition et un coût élevé est associé au recueil et à l’analyse des données d’exposition. Pour toutes ces raisons, d’autres méthodes d’attribution de l’exposition, plus sophistiquées et possiblement plus économiques, ont été développées.

Modélisation de l’exposition

Des modèles de prédiction ont été développés comme un substitut efficace en termes de coûts, à la surveillance de l’exposition environnementale; ces modèles génèrent un estimé quantitatif des niveaux d’exposition en fonction d’une ou de plusieurs variables reliées à l’exposition et sont basés sur un nombre moindre de mesures. Plusieurs types de modèles prédictifs existent. Le modèle statistique se base sur les données d’exposition disponibles; il utilise la régression linéaire pour modéliser la relation entre les changements dans les variables indépendantes (déterminants de l’exposition) et l’effet sur la variable dépendante (niveaux d’exposition). Ces modèles empiriques ne peuvent expliquer toute la variance des niveaux d’exposition35,36, car ce n’est pas une mince tâche que d’identifier de façon objective tous les déterminants possibles de l’exposition dans une seule et même étude. Une autre limite vient du fait que réduire un grand nombre de mesures pour générer un petit nombre de groupes d’exposition37, par exemple, quand huit groupes d’exposition sont formés à partir de 2 350 mesures38, peut résulter en une hétérogénéité résiduelle d’exposition à l’intérieur des groupes formés. De plus, ces modèles ne peuvent être considérés fiables pour prédire l’exposition dans d’autres populations que la population d’origine avant d’avoir été validés dans un échantillon différent39, de préférence un plus grand échantillon. Un autre type de modélisation de l’exposition est, de par sa nature, déterministe puisqu’il utilise les lois physiques et chimiques pour estimer l’exposition. La modélisation déterministe implique en premier lieu l’identification des déterminants de l’exposition; par la suite, on attribue un poids à ces déterminants en se basant sur des mesures existantes et/ou sur le jugement professionnel. Les déterminants sont identifiés principalement à partir de la littérature existante; ceci représente une limite car la littérature peut s’avérer incomplète à cet égard ou même inexacte1, ce qui limite la capacité de cette méthode à expliquer toute la variabilité de l’exposition en question. La modélisation biologique, telle que pratiquée à l’aide de modèles toxicocinétiques (physiologically-based toxicokinetic modeling (PBTK)), est utilisée dans l’estimation de la variabilité associée aux biomarqueurs. Le modèle PBTK est utilisé pour simuler les comportements cinétiques complexes des composés chimiques dans l’organisme humain; l’exposition externe est reliée à une mesure interne de la dose, en tenant compte du cheminement et du devenir des composés chimiques dans l’organisme, de leur métabolisme et des mécanismes de stockage et d’excrétion. La principale limite du modèle PBTK est qu’il exige beaucoup d’information, pas toujours disponible, d’une part sur la physiologie de l’organisme étudié, et d’autre part sur les caractéristiques physico-chimiques et biochimiques du composé40 .

Approche Bayesienne

Les méthodes Bayesiennes ont été récemment suggérées et appliquées dans des études rétrospectives de santé au travail41-44. Avec cette méthode, le jugement expert, couplé à des modèles déterministes d’exposition, est utilisé pour obtenir une probabilité antérieure d’exposition; cette probabilité est raffinée à l’aide de données provenant d’études antérieures ou recueillies spécifiquement aux fins de l’étude et devient la probabilité postérieure. Cette approche qui combine l’utilisation d’une méthode qualitative conventionnelle (méthode de l’expert) et d’une méthode quantitative plus sophistiquée (modèle prédictif de l’exposition), a été critiquée surtout au sujet de la valeur que l’on peut accorder à la probabilité antérieure45. Son applicabilité dans les études épidémiologiques devra être testée.

CONCLUSION

Dans cette revue, en plus de tracer un aperçu de la situation actuelle dans le domaine de l’évaluation de l’exposition pour les études épidémiologiques, nous avons tenté de mettre en lumière les similarités entre l’évaluation de l’exposition en milieu de travail et dans la communauté générale. Même si nous avons principalement proposé des exemples d’exposition environnementale aux THM dans l’eau potable, les concepts et les éléments du processus d’évaluation d’exposition sont plus ou moins similaires pour un large éventail de sources d’exposition que sont la nourriture, l’air, et le sol, et pour les autres contaminants de l’eau. Le principal écueil dans l’évaluation de l’exposition environnementale dans les études épidémiologiques a été, et demeurera, le manque de moyens pour recueillir des mesures environnementales et biologiques, aussi bien que le manque de personnel qualifié pour procéder à la collecte d’échantillons et pour estimer l’exposition à partir de l’information disponible. Considérant que les niveaux d’exposition auxquels la population générale est soumise sont de plus en plus bas, et que les risques pour la santé qui y sont associés sont faibles ou modérés, il est clair que des améliorations substantielles seront nécessaires si l’on veut être en mesure de détecter les effets nocifs de l’environnement dans la population. Ceci est particulièrement vrai pour les sous-populations vulnérables, dont les enfants et les femmes enceintes, où en plus, des méthodes de mesure non-invasives sont nécessaires. Alors qu’une option pourrait être d’inventer de meilleures méthodes, une alternative plus pratique consisterait à améliorer celles qui existent déjà en standardisant leur utilisation et leur application. L’option consistant à combiner l’expertise d’épidémiologistes, de toxicologues et d’hygiénistes industriels dans l’évaluation de l’exposition s’avère plus indispensable que jamais.

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Ce projet est subventionné par le réseau de recherche en santé environnementale du FRSQ.

N.B. Les auteurs pourront fournir sur demande des tableaux résumant les propos de cet article ([email protected])