10 décembre 2000

La marée noire de l’Érika : 6 mois d’intervention en Loire-Atlantique

Article
Auteur(s)
Maryannick Prat
Médecin Inspecteur de Santé Publique, DDASS de Loire-Atlantique, Département Santé
François Mansotte
Direction départementale des Affaires sanitaires et sociales de la Gironde

Introduction

L’Érika, pétrolier de 37 000 tonnes et de 184 mètres charge le 8 décembre 1999, 30 884 tonnes de fioul lourd à une raffinerie de Dunkerque, en France. Sa destination finale est une centrale thermique italienne située à Livourne. Le 12 décembre 1999, suite à un appel de détresse émis par le capitaine de l’Érika, la Marine Nationale Française procède à l’évacuation de l’équipage alors que le navire se brise en deux dans la tempête. Les deux parties de l’épave, éloignées l’une de l’autre de 12 km, gisent par 120 m de fond, à 65 km au sud de la pointe de Penmarc’h et à 75 km à l’ouest de Belle Île en Mer.

Le Plan d’urgence POLMAR MER (pollution maritime-mer), dont l’objectif est d’organiser la lutte en mer contre la marée noire, est déclenché le 15 décembre; quatre navires français et cinq navires étrangers participent à des opérations de pompage en mer. Sur les 20 000 tonnes de fioul échappées de l’épave, 1 100 sont récupérées en mer, les 18 900 restantes atteignant le littoral français, la veille de Noël, et souillant 400 km de côtes entre le Finistère et la Charente Maritime. Cette marée noire cause la mort de 300 000 oiseaux ; les opérations de nettoyage du littoral produisent environ 200 000 tonnes de déchets souillés par le fioul de l’Érika.

Cet article jette un premier regard sur l’expérience vécue en santé publique lors de cette catastrophe environnementale par la Direction Départementale des Affaires Sanitaires et Sociales (DDASS) de Loire-Atlantique.

Le Plan POLMAR TERRE

Le Plan POLMAR TERRE est une organisation départementale qui traite essentiellement de la préparation et de la gestion des opérations de lutte à terre contre la marée noire. En cas de pollution d’ampleur exceptionnelle, au niveau de chaque département du littoral, le Préfet1 peut déclencher ce plan d’urgence. Il dispose ainsi du concours de la sécurité civile et de la défense nationale, des collectivités locales et des administrations, ainsi que des moyens de sociétés privées qu’il peut réquisitionner. Il peut de plus disposer de fonds d’intervention spécifiques POLMAR qui relèvent du ministère de l’Environnement. Entre le 22 et 24 décembre, les préfets des cinq départements concernés sont amenés à déclencher ce plan.

Du naufrage à l’arrivée du fioul

Dès la connaissance de la survenue du naufrage de l’Érika, la DDASS prend un certain nombre de dispositions afin de se préparer à une éventuelle arrivée de fioul sur le littoral. Ces mesures concernent l’organisation à l’interne, la recherche documentaire de toutes les informations pertinentes à la protection de la santé publique ainsi que la réalisation de prélèvements dans le milieu avant l’arrivée de la marée noire.

Organisation interne

Une attention particulière est apportée à la circulation de l’information à l’interne, en particulier, par la réalisation de synthèse des événements et de réunions quotidiennes dans les mois qui suivent l’arrivée de la marée noire sur les côtes. De plus, il est décidé d’organiser une veille média­tique en procédant à l’examen attentif de la presse écrite nationale et locale.

Un certain nombre de moyens logistiques sont mis en place: achat de matériel spécifique de protection (bottes, gants, vêtements), de conservation d’échantillons (réfrigérateur, congélateur, glacières), de communication (téléphones portables) et de conservation d’images (appareil photo numérique).

Recherche d’informations

Sur la base des informations selon lesquelles le produit transporté est un fioul lourd n° 2 qui peut contenir des fluxants2, un certain nombre de contacts sont pris afin de connaître les dispositions de protections individuelles et collectives ainsi que le suivi médical applicables aux professionnels exposés.

Des informations sont également recherchées afin de connaître les techniques d’évaluation de la qualité de l’air susceptible d’être respiré par les personnes affectées au ramassage de fioul ou des populations habitant le long de plages souillées à l’occasion de marées noires passées. L’identification des impacts sur la santé relevés lors d’expériences semblables vécues en France ou ailleurs dans le monde font également partie des données à recueillir.

Finalement, la DDASS vérifie l’existence de données sur la teneur en hydrocarbures dans les poissons, les coquillages, l’air du littoral de Loire-Atlantique avant la survenue de la marée noire. Des prélèvements conservatoires3 sont par ailleurs effectués pour évaluer la qualité du milieu avant l’arrivée de la marée noire. Ils consistent en un prélèvement d’eau de mer sur une à trois plages par commune, sur toutes les prises d’eau de mer des piscines et thalassothérapies, ainsi que sur les principaux gisements de coquillages ramassés en pêche à pied de loisirs et le sel produit en 1999 dans les marais salants du littoral de Loire-Atlantique.

De l’arrivée du fioul au 30 juin 2000

À l’arrivée de la marée noire sur les côtes de Loire-Atlantique (le 24 décembre 1999), il est décidé de mettre en place ou d’adapter les contrôles existants, d’établir une surveillance sanitaire spécifique des intervenants sur les chantiers de dépollution et de procéder à une analyse de risque.

Adaptation du contrôle sanitaire

Pour les sept gisements naturels de coquillages (essentiellement moules et coques) qui font l’objet d’une pratique de pêche à pied de loisirs et d’une consommation directe, le contrôle sanitaire mensuel de routine est intensifié par la recherche des 16 hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP) préconisés par l’Agence Française de Sécurité Sanitaire des Aliments (AFSSA) et l’United States Environmental Protection Agency. Les résultats sont comparés aux valeurs d’exclusion définies au niveau interministériel (1 mg/kg de poids sec pour le dosage des 16 HAP) sur la base d’un récent avis de l’AFSSA. Au 30 juin 2000, le ramassage des coquillages reste encore interdit sur l’ensemble du littoral, compte tenu du dépassement des valeurs d’exclusion (certaines valeurs dépassant 13 mg/kg).

Pour les six installations de thalassothérapies et piscines alimentées en eau de mer, une procédure de gestion des prélèvements d’eau est établie. En plus des analyses hebdomadaires des hydrocarbures totaux, les 16 HAP sont recherchés sur une base mensuelle. Sur les 162 prélèvements effectués du 25 décembre 1999 au 30 juin 2000, le dépassement de la valeur pour les hydrocarbures totaux de
0,01 mg/l n’est constaté qu’à deux reprises. Sur 36 prélèvements effectués au cours de cette même période, aucun dépassement de la valeur de 200 ng/l pour les HAP n’est constaté.

Le 30 mai 2000, le Ministère chargé de la Santé publie des instructions concernant l’ouverture et le suivi des plages. Avant la saison estivale, des campagnes mensuelles de recherche des 16 HAP ainsi que des hydrocarbures totaux sur les 72 plages du littoral de Loire-Atlantique sont effectuées. Avant et pendant la saison estivale, le contrôle sanitaire de routine qui prévoit habituellement la recherche à dix reprises, de germes témoins de contamination fécale (coliformes et streptocoques fécaux) est renforcé par la recherche des HAP et des hydrocarbures totaux. Au 30 juin 2000, la valeur guide de 200 ng/l est dépassée pour 23 prélèvements sur les 216 réalisés (11 %); des dépassements pouvant atteindre 2 000 ng/l sont rencontrés pour des plages où des travaux de nettoyage sont encore réalisés. À la même date, 43 des 72 plages sont déclarées dans un « état sanitaire satisfaisant ».

Contrôle sanitaire des marais salants

Dans le quotidien, la qualité de l’eau de mer qui alimente les zones de marais salants artisanales de Loire-Atlantique ne fait pas l’objet de contrôle sanitaire. Compte tenu de la vulnérabilité de cet écosystème particulier et de la production de sel, denrée alimentaire vendue au consommateur sans traitement particulier, les étiers4 sont d’abord fermés par des barrages en terre puis équipés de barrages filtrants. Le contrôle sanitaire spécifique mis en place consiste, d’une part, à évaluer la teneur en hydrocarbures dans le milieu et, d’autre part, à valider l’étanchéité des barrages en terre, puis l’efficacité de certains barrages filtrants. Les HAP sont également mesurés dans l’eau qui alimente les marais salants.

Exposition des travailleurs et des bénévoles

À titre de mesures de protection, la DDASS recommande le port de gants et l’utilisation de corps gras ménagers pour le nettoyage de la peau souillée. Des consignes plus adaptées sont rédigées le 4 janvier et le 18 janvier puis affichées dans les mairies et sur les chantiers de dépollution des plages (voir encadré). Dès le 4 janvier, les consignes de protection sont diffusées aux pharmacies et cabinets médicaux situés dans les communes les plus touchées. Le 18 janvier, la diffusion s’étend à l’ensemble des communes du littoral touchées par la marée noire.

Consignes générales de protection

Opérations de nettoyage des plages et de ramassage des oiseaux

  • Avant tout engagement : les intervenants devront porter des tenues individuelles de protection comportant : combinaison ou ciré, bottes, gants imperméables et résistants aux hydrocarbures.
  • En cas de risque de projection de fuel (capture, nettoyage d’oiseaux…) : les intervenants devront porter des lunettes de protection.
  • À l’occasion de l’utilisation d’eau sous pression : les intervenants devront être équipés de lunettes de protection et de masque jetable de type FF.P2.SL

Consignes en cas de souillure de la peau

  • En préventif : protéger la peau du visage et des mains avec une crème à base de vaseline ou de glycérine.
  • Nettoyage de la peau : Ne pas utiliser de solvants, d’essence ou de produits abrasifs. Éliminer le maximum de produit avec du papier absorbant ou du papier journal ; dissoudre les résidus de goudron collés avec des produits gras (huile de table, vaseline,...) puis nettoyer la peau avec de l’eau savonneuse.
  • En cas de chute dans le fioul, aspersion importante ou griffure par des oiseaux : il est recommandé de consulter un médecin, de même qu’en cas de manifestations inhabituelles (maux de tête, démangeaisons, troubles digestifs).

Autres consignes

  • Veiller à ce que les jeunes enfants ne participent pas au nettoyage des plages.
  • Penser à faire des pauses régulièrement.
  • Ne pas fumer, ni manger, ni boire sur les lieux mêmes des chantiers de nettoyage.
  • Ne pas faire de feu avec des éléments souillés de fioul.

Un programme de surveillance de la population qui a participé à des chantiers de dépollution des plages est mis sur pied. Le médecin inspecteur de santé publique demande aux médecins et pharmaciens de signaler les pathologies étant en lien potentiel avec la marée noire: irritations cutanées, problèmes digestifs et oculaires. La pertinence de ce dispositif fait actuellement l’objet d’une évaluation, compte tenu que très peu de cas ont été signalés.

Chaque jour, environ 1 000 «professionnels» militaires, personnels de la sécurité civile et sapeurs-pompiers interviennent sur les chantiers de dépollution. Un second programme de surveillance s’adressant à eux est développé par le service médical des sapeurs-pompiers de Loire-Atlantique en collaboration avec la DDASS afin de relever, les pathologies en rapport avec la marée noire. Un bilan cumulatif effectué le 31 mars révèle que sur plus de 1 500 consultations médicales, 15 % des pathologies sont en lien direct avec la marée noire. Il s’agit d’irritations oculaires, de problèmes cutanés (eczéma, irritations), de troubles digestifs (nausées), de maux de dos et de lésions traumatologiques (entorses,…).

Analyse de risque toxicologique

Dès la mi-janvier, des troubles chez les professionnels sont rapportés à la DDASS, en lien évident à l’exposition au fioul. On note par exemple des troubles digestifs transitoires, réapparaissant lors de la réexposition au fioul. À la suite d’une recherche active, des troubles digestifs sont également relevés en médecine générale, mais sont plutôt attribués, par les médecins, à une épidémie de gastro-entérites virales. À ce moment-là, la DDASS ne dispose pas des résultats des analyses qualitatives demandées par le gouvernement sur la composition exacte du fioul, ni de mesures d’hydrocarbures dans l’air sur les plages hormis quelques tests de terrains. Une analyse portant sur le chauffage à 60°C d’un échantillon de fioul prélevé sur une plage montre toute­fois la trace de toluène et de xylène. À température ambiante, des dégagements de naphtalène et de méthyl-naphtalène sont mis en évidence. Ceux-ci peuvent provoquer des troubles digestifs tels que ceux rapportés depuis la mi-janvier. Il est alors décidé de procéder rapidement à des analyses chez l’homme afin d’apprécier une contamination par le benzène, toluène, xylènes (BTX) et les HAP.

Une étude est donc réalisée le 20 janvier 2000 sur dix professionnels volontaires, parmi ceux les plus exposés en termes de durée de travail. Des dosages urinaires d’hydroxypyrène et des métabolites du benzène (acide trans-trans-muconique), de toluène et de xylènes sont réalisés ainsi qu’une recherche des BTX par la pose de badges intégrateurs. Sur les badges portés par les travailleurs, des quantités infimes de BTX sont retrouvées ainsi que des traces de n-butyle, témoin probable de l’utilisation de solvant.

Dans les urines, aucune trace de toluène et de xylène n’est détectée. Pour le hydroxypyrène, 4 échantillons ont des valeurs au-dessus du seuil de 0,24 µg/g (valeur de la vie courante) et les taux varient entre taux 0,3 à 0,6 µg/g, valeurs très en deçà du seuil recommandé en milieu de travail (<2,7 µg/g). Les valeurs d’acide trans-trans-muconique sont aux alentours du seuil de 0,5 mg/g de créatinine (valeurs usuelles chez le fumeur) pour un seul échantillon, les autres étant nettement inférieurs.

Le 9 février, trois professionnels sont équipés de tubes à charbon actif reliés à des pompes portables, pendant cinq heures de travail. Les valeurs en toluène, xylène et éthylbenzène ne dépassent pas la limite de détection de 0,1 mg/m3. Seul le benzène est mesuré au niveau du seuil de détection analytique de 0,01 mg/m3 pour deux professionnels, et est non détecté pour le troisième.

Des évaluations de risque sont menées à la demande des ministères de l’Environnement et de la Santé par l’INERIS (Institut national de l’environnement industriel et des risques) et le RIVM (Rijk Instituut Voor Volks Gezondneid en Milieu) au courant du mois de février et les résultats sont publiés à la mi-mars. Ils portent sur l’exposition aux HAP et aux COV. Selon les données d’un rapport publié par l’INERIS, les risques systémiques et cancérogènes liés à l’inhalation des COV sont négligeables. Cependant, les risques systémiques et cancérogènes liés à l’inhalation des HAP via l’utilisation des nettoyeurs à haute pression et eau chaude montrent des excès de risques individuels non négligeables. Finalement, le risque systémi­que lié à l’inhalation de naphtalène est négligeable. Une évaluation des risques liés au contact cutané, plus détaillée est souhaitée. Elle est réalisée par l’Institut National de Veille Sanitaire (avis émis le 20/04/2000). Il existe un risque, pour la reproduction, lié à la dose interne de Benzo(a)pyrène, l’indice de risque varie de 3 à 30 selon la dose de référence utilisée.

L’INERIS réalise des mesures de vapeurs organiques, sur les lieux de dépollution, en particulier lors d’activités considérées à risque, soit l’utili­sation d’eau chaude sous pression et la décontamination du personnel. Des quantités non négligeables de HAP sont ainsi mises en évidence dans l’air ambiant à l’occasion de ces activités. Les con­centrations en naphtalène, acénaphtalène et phénanthrène varient entre 480 à 870 ng/m3. Pour le chrysène et le benzo(a)pyrène, les valeurs se situent entre 9 et 31 ng/m3. Ces résultats confortent, a posteriori, les recommandations émises par la DDASS exigeant le port de masques anti-aérosols et anti-vapeurs organiques.

Conclusion

La gestion d’une marée noire constitue un événement rare, même à proximité d’une des voies maritimes les plus fréquentées du monde, (le naufrage de l’Amoco Cadiz date de 1978) et de longue durée (plus de six mois, dans ce cas-ci). C’est aussi un événement dont la gestion est compliquée par une importante médiatisation. À partir de cette expérience, il nous semble essentiel de retenir certains éléments afin d’améliorer dans l’avenir les conditions de gestion d’un événement semblable :

  • une organisation matérielle interne assurant en particulier l’échange et la circulation d’informations dans la durée et en continu,
  • une vigilance vis-à-vis de l’information véhiculée par les médias ou qui circule sur Internet,
  • une attention particulière apportée à la protection des travailleurs qui sont souvent les personnes les plus exposées lors de tels événements,
  • un retour d’expérience … dont cet article est la première étape.

NOTES

  1. En France, le préfet est un haut fonctionnaire représentant le pouvoir central. C’est à lui que revient le rôle de déclencher les plans d’urgence
  2. Substance permettant d’ajuster la viscosité du produit aux exigences commerciales
  3. Les prélèvements conservatoires sont par définition des prélèvements qui doivent être conservés. Dans ce cas précis, les analyses sur ces prélèvements pré impact constituent les niveaux de base mesurés dans l’environnement.
  4. Canaux qui alimentent les marais salants en eau de mer.