15 juin 2011

Les professionnels régionaux en santé environnementale : une communauté de pratique?

Article
Auteur(s)
Stéphanie Côté
stagiaire, Institut national de santé publique du Québec
Mylène Boucher
stagiaire, Institut national de santé publique du Québec
Geneviève Brisson
experte et chercheure d’établissement, Institut national de santé publique du Québec

Le concept de communauté de pratique est souvent évoqué pour décrire des groupes professionnels, notamment quand les apprentissages ou le développement des ressources humaines sont en cause. Dans le cadre récent d’une étude de besoins ciblant certaines compétences des professionnels régionaux en santé environnementale, nous nous sommes interrogées sur l’existence, ou non, d’une communauté de pratique en santé environnementale. La présence d’un tel regroupement pourrait en effet influencer les modalités d’accompagnement et de développement des compétences de ces professionnels.

Contexte de l’étude

Récemment, une enquête auprès de directions régionales de santé publique (DSP) a abordé différentes dimensions du travail de santé environnementale en lien avec les études d’impact et les évaluations environnementales. Des questions permettant de documenter la présence de variables associées à la communauté de pratique ont été incluses dans le questionnaire plus large, de type semi-ouvert, que nous avons construit et administré de juin à octobre 2010. Des professionnels régionaux associés à ce type de dossiers ont été sollicités pour répondre à l’enquête : une personne par direction régionale a été choisie aléatoirement, à partir d’une liste fournie par les coordonnateurs des unités de santé environnementale. En cas de refus ou de non-réponse à la suite de plusieurs relances, une autre personne de la même région était contactée.

Douze personnes ont répondu à l’enquête et, au total, sur les 17 (ou 18) directions régionales de santé publique (DSP) du Québec, 13 ont été représentées. Deux groupes de discussion ont ensuite été menés auprès de personnes en santé environnementale afin de valider les résultats obtenus : le premier a eu lieu auprès des huit membres de l’unité de santé environnementale de la DSP de la Mauricie et du Centre-du-Québec. Le second a été réalisé auprès de la Table nationale de concertation en santé environnementale (TNCSE), lieu de décision des 17 coordonnateurs de santé environnementale des DSP, à laquelle participent aussi des représentants de l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) et du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS).

Ces résultats nous permettent de suggérer l’existence d’une communauté de pratique chez les professionnels régionaux de santé environnementale. Nous détaillerons ces résultats ci-après, à la suite d’une brève présentation du concept de communauté de pratique et de ses implications théoriques.

Qu’est-ce qu’une communauté de pratique?

Élaboré par Jean Lave et Étienne Wenger (Wenger, 1999), le concept de communauté de pratique est récent et désigne un groupe, formel ou non, de personnes unies par 1) des pratiques et des savoir-faire similaires; 2) un domaine commun, parfois appelé expertise, et 3) par des liens et des interactions régulières, notamment en vue d’apprendre et de s’améliorer (Wenger, 2005). Au sein du groupe, les individus créent des connaissances et les échangent entre eux. Un tel groupe peut se former en raison des relations qui se tissent entre personnes, ou parce que les gens s'unissent de façon spontanée pour une cause commune leur tenant à cœur (Wenger, 1999). Des personnes ayant un même intérêt ou travaillant au même endroit ne forment pas nécessairement une communauté de pratique. Afin qu’il soit possible de conclure à une communauté de pratique, certains éléments doivent aussi s’ajouter. Plus particulièrement, un sentiment d'appartenance au groupe est nécessaire, et doit être constaté par les membres eux-mêmes. Ce sentiment dépend entre autres du niveau d'implication de chacun au sein du groupe, et de l’impression de partager une identité commune.

La communauté : pas toujours synonyme d’harmonie!

La communauté de pratique peut être agréable et créer des relations positives, mais elle peut aussi reproduire des relations de pouvoir, au détriment des individus ou du travail. Les analyses anthropologiques montrent que l’identité se définit de deux façons complémentaires :

  1. un sentiment de « faire corps » avec certains car ils voient le monde de la même façon que nous;
  2. la création de frontières implicites entre notre groupe identitaire (le « nous ») et les autres.

Ce mécanisme identitaire paraît se vérifier pour la communauté de pratique (Wenger, 1999). Celle-ci comporte :

  • un noyau central, fortement identifié au groupe;
  • des personnes « de la périphérie », moins intrinsèquement liées à l’ensemble;
  • des personnes à la marge, qui sont exclues implicitement ou explicitement par la communauté (on pourra par exemple fixer des règles les excluant, ou tout simplement ne pas les mettre au courant des activités organisées).

Certaines professions deviennent plus propices à tracer des frontières et à devenir très exclusives lorsqu’elles sont enseignées « en silo » car on n'y côtoie que les siens, on apprend peu le rôle des autres professionnels et on y développe un certain protectionnisme (Iphofen et Poland, 1997; Lattuca, 2002). Cette situation peut amener des difficultés, notamment à coopérer. Par exemple, on ne sait pas quoi demander et à qui, ni quelle est l'utilité des autres. Dans ce genre de situations, la culture du milieu et les communautés de pratique peuvent donc être des freins à l'interdisciplinarité.

Communauté de pratique et apprentissage

Les communautés de pratique ont été associées à l’intention d’apprendre les uns des autres (Wenger, 2005). Elles ont été notamment explorées dans les modalités de situated learning développées par Jean Lave (Akkerman et al., 2008). Initialement, le concept de communauté de pratique concernait un état de fait, soit des groupes déjà existants qui créaient naturellement des savoirs associés à leurs pratiques communes. Avec le temps, le concept a été utilisé afin de créer ou de soutenir des conditions propices à l'apprentissage et à l’innovation. Pour cette raison, les communautés de pratique en sont venues à être promues comme un outil de développement des ressources humaines afin que les entreprises puissent bénéficier des avantages qui leur sont associés. Certains auteurs sont critiques à ce sujet. Mallinson et ses collaborateurs (2006) affirment par exemple qu'il est impossible de créer ou de cultiver des identités professionnelles. D’autres chercheurs, comme Wenger et ses collaborateurs (2002), montrent plutôt l’intérêt de soutenir des groupes s’ils réunissent déjà certaines conditions. Par exemple, les gens concernés doivent déjà entretenir des liens et percevoir les avantages de leur mise en réseau; ils doivent partager aussi des conditions similaires (niveau économique, situation politique, bagage culturel et social) (Akkerman, Petter et de Laat, 2008).

Une communauté de pratique en santé environnementale?

Les résultats de notre enquête permettent de suggérer l’existence d’une communauté de pratique en santé environnementale au sein du réseau de santé publique. Les caractéristiques de cette communauté seront documentées ci-après en fonction de trois caractéristiques, soit : a) le sentiment d’appartenance; b) le partage effectif de connaissances et de savoir-faire; c) une perspective sur le risque distincte qui forge une identité commune.

Partager une appartenance

Une majorité de professionnels de santé environnementale interrogée considère former un groupe distinct parmi tous les sous-groupes composant la santé publique. Même si la grande majorité des informateurs affirment ressentir aussi une appartenance à la santé publique, à ses actions et à ses principes fondamentaux, quelques personnes se disent moins concernées par ce milieu. Les domaines d’études médicaux semblent renforcer ce sentiment d’appartenance générale à la santé publique, tandis que des formations associées à l’environnement pourraient le diminuer chez certains répondants, et amplifier une appartenance plus spécifique au monde de la santé environnementale.

Plusieurs attribuent ce statut particulier à la santé environnementale au sein de la santé publique en raison de ses différences dans la pratique. Il s’agirait d’un domaine « difficile à caser », contrairement à d’autres types de dossiers. Les maladies infectieuses ont été citées comme exemple. Le souci de traiter des maladies serait moins présent en santé environnementale. Par contre, on y traiterait de problèmes complexes, émergents, rares, difficiles à documenter et qui auraient une connotation émotive auprès de la population. Les personnes avec lesquelles les professionnels de santé environnementale interagissent seraient également différentes, moins souvent logées au MSSS que dans d’autres ministères (MDDEP, MAPAQ) et instances (municipalités, etc.). De plus, ce domaine entraînerait une proximité avec la population distincte de celle d’autres domaines qui voient les centres de santé et de services sociaux (CSSS), hôpitaux et autres assurer « la première ligne ». Au plan du travail, il y aurait aussi davantage d'urgences et de situations ponctuelles, contrairement à d’autres domaines de santé publique, axées sur des programmations et des planifications bien établies. D’autres personnes attribuent aussi un aspect distinctif au fait qu'il y a moins de ressources en santé environnementale, malgré une multitude de dossiers à traiter et un échéancier serré?

Par ailleurs, plusieurs professionnels de santé environnementale interrogés estiment que les autres domaines de la santé publique les considèrent différemment. En effet, plusieurs se considèrent mal connus. On cite la diversité des dossiers et leur complexité, mais aussi le fait que la santé environnementale s’intéresse aux causes des problèmes de santé (l’eau, le sol ou l’air, par exemple) plutôt qu’aux maladies et affects directement. D’autres répondants nuancent cette perception et rappellent entre autres les rôles complémentaires de la santé publique.

Créer ensemble des connaissances

D’autres caractéristiques des communautés de pratique sont la création et l'échange de connaissances entre ses membres, ce qui peut les rendre plus efficaces. Les entrevues réalisées avec les professionnels permettent de constater la présence de ces caractéristiques.

Les professionnels de santé environnementale paraissent constituer un groupe de référence pour les informateurs. Ceux-ci rapportent tous qu'ils recherchent de l'expertise auprès de leurs collègues de santé environnementale dans leur propre DSP s'il y a lieu, ou dans les DSP d’autres régions. Les professionnels paraissent entrer en contact d’abord avec « des personnes qui ont déjà vécu la problématique ou quelque chose de similaire » ou qui sont « de régions limitrophes » ou « éloignées et avec des particularités différentes des grands centres ». Les gens vont donc se consulter même s'ils ne se connaissent pas personnellement. Selon eux, le savoir partagé au sujet de la pratique commune permet une plus grande efficacité parce que par exemple, ils n'ont pas à faire une recherche documentaire identique à deux endroits différents. Il s’agit de l’une des dimensions relevées dans la littérature sur les communautés de pratique. L'existence d'un réseau provincial de santé environnementale où les gens ont une identité professionnelle commune est aussi un bon indice. La TNCSE paraît être un lieu de rencontres et un pivot pour ce réseau. Elle permet de « voir un peu qui est le leader dans tel ou tel dossier ». Les comités thématiques de la TNCSE, par exemple sur l’eau potable ou les cyanobactéries, ont aussi été nommés en regard de ce rôle, tout comme des « personnes phares », qui œuvrent à des postes pivots en santé environnementale depuis longtemps.

Partager une identité et se distinguer des autres : l’exemple de la perception du risque

L’identité partagée est un autre aspect lié à la définition des communautés de pratique qui émerge des entretiens réalisés. Cette identité se définit à la fois par des façons communes de voir le monde et par des frontières implicites. Dans les résultats de notre enquête, la voix des informateurs converge quant à leurs valeurs communes, à la définition des rôles de la santé environnementale, et quant à leur vision du risque. Nous développerons plus particulièrement ce dernier point, car il met aussi en lumière une « frontière » invisible entre le public et la communauté des professionnels.

Les informateurs estiment tous que leur perception du risque environnemental en tant qu’experts est très différente de celle du public. Selon eux, les experts évaluent le risque avec la raison scientifique. En l’absence d’outils d’analyse, le public percevrait plutôt le risque au moyen de ses expériences particulières et par l’intermédiaire de son environnement immédiat. En conséquence, la perception du risque des experts serait basée sur la science, donc sur des probabilités, des calculs et le contenu de la littérature existante. Le public quant à lui réagirait de façon émotive et pourrait amplifier ou minimiser le risque selon la manière dont une problématique affecte son quotidien, sa famille et son environnement. Les informateurs estiment que le public évalue souvent le risque environnemental comme étant plus dangereux que les professionnels de santé publique parce qu’il ne possède pas les connaissances pour analyser scientifiquement le risque. On attribue aussi une grande influence aux médias : selon les professionnels interrogés, la perception du risque du public varierait beaucoup en fonction des sujets médiatiques actuels.

La différence de perception est donc claire pour les personnes interrogées. Celles-ci constatent également que ce décalage peut engendrer des incompréhensions de part et d'autre, et peut mener les citoyens à ne pas respecter les avis professionnels, ou à demander à la santé publique de jouer un rôle qui n’est pas le sien. La façon de se représenter le risque unit le groupe professionnel en l’amenant à partager des relations semblables avec le public en raison de différences ou d’incompréhensions. Cette représentation peut aussi contribuer en soi à tracer une frontière et une distance entre le professionnel et les citoyens. Ces résultats obtenus quant à la perception du risque environnemental par les experts et par le public, ainsi que de ses conséquences, semblent correspondre aux constats établis par des études de cas de sciences sociales sur le sujet (Savadori et al., 2004; Joly, 2007; Lazlo et al., 2000; Wright et al., 2000). Constater ces différences a des implications sur la communication du risque et des incertitudes, et montre aussi l’importance d’adopter une approche réflexive par les experts sur leurs propres perceptions.

Conclusion

Les résultats des entrevues menées auprès de professionnels de santé environnementale des DSP permettent d’émettre l’hypothèse d’une communauté de pratique. Notamment, cette idée se fonde sur le fait qu’ils ont développé un sentiment d’appartenance à leur domaine professionnel, qu’ils partagent leurs connaissances et qu’ils ont une perception commune du risque.

La présence d’une communauté de pratique peut influencer les modalités de développement des compétences de ces professionnels. En soi, les liens existants sont déjà créateurs de connaissances auxquelles il faut greffer les nouvelles informations. Le réseau établi trace déjà certaines modalités de futures activités de renforcement des capacités, et permet de mieux les planifier et les mettre en œuvre. Enfin, l’accompagnement de ces professionnels devra tenir compte de certaines façons de voir le monde et le travail : perceptions, représentations, valeurs, etc. Ces construits sociaux peuvent à la fois constituer des leviers et des défis pour la démarche qui sera implantée : plutôt que de les ignorer, ils doivent donc être révélés et réfléchis à travers tout le processus.

Références

  1. Akkerman S, Petter C et M de Laat (2008). « Organising communities-of-practice : Facilitating emergence », Journal of Workplace Learning, 20 : 6, pp. 383-399.
  2. Gandz J et FG Bird (1996). « The Ethics of Empowerment », Journal of Business Ethics, 15 : 4, pp. 383-392.
  3. Iphofen R et FPoland (1997). «Professional Empowerment and Teaching Sociology to Health Care Professionals », Teaching Sociology, 25 : 1, pp. 44-56.
  4. Joly PB (2007). «Scientific Expertise in Public Arenas: Lessons from the French Experience», Journal of Risk Research, 10:7, pp. 905-924.
  5. Lattuca LR (2002). « Learning Interdisciplinarity : Sociocultural Perspectives on Academic Work », The Journal of Higher Education, 73 : 6, pp. 711-739.
  6. Lazo JK, Kinnell JC et A Fisher (2000). «Expert and Layperson Perception of Ecosystem Risk», Risk Analysis, 20:2, pp. 179-193.
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  8. Savadori L, Savio S, Elraldo N, Rino R, Finucane M et P Slovic (2004). «Expert and Public Perception of Risk from Biotechnology», Risk Analysis, 24: 5, pp.1289-1299.
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  10. Wenger E (1999). Communities of practice : learning, meaning, and identity, Cambridge University Press, Cambridge, 318 p.
  11. Wenger E (1999). Communities of practice : a brief introduction, [en ligne]: www.vpit.ualberta.ca/cop/doc/wenger.doc.
  12. Wright G, Pearman A et K Yardley (2000). «Risk Perception in the U.K. Oil and Gas Production Industry: Are Expert Loss-Prevention Managers’Perceptions Different From Those of Members of the Public? », Risk Analysis, 20:5, pp. 681-69
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