25 mai 2017

L’impact anthropique des changements climatiques : nouveau constat scientifique?

Résumé scientifique
Le texte qui suit est le résumé d’une publication scientifique (ou d’une étude) n’ayant pas été réalisée par l’Institut national de santé publique du Québec. Cette analyse critique ne peut donc pas être considérée comme la position de l’Institut. Son objectif est de porter à l’attention des lecteurs des éléments récents de la littérature scientifique, et ce, sous un éclairage critique découlant de l’expertise des auteurs du résumé.
Auteur(s)
Emmanuelle Bouchard-Bastien
M. Env., conseillère scientifique, Direction de la santé environnementale et de la toxicologie, Institut national de santé publique du Québec

Introduction

L’ère de l’Anthropocène invite l’humanité à la réflexion, au questionnement et à la prise de conscience à propos des conséquences de ses agissements sur l’environnement. Les deux articles choisis (Bonneuil et Fressoz, 2016; Locher et Fressoz, 2012), écrits par des historiens français des sciences et de l’environnement, proposent un récit historique de la relation entre l’humanité et le climat. Chaque récit présente à sa façon un portrait des préoccupations climatiques dans l’action politique et l’organisation sociale, ce qui permet d’éclairer les dynamiques historiques et actuelles de la relation entre l’homme contemporain et les changements climatiques.

Les deux articles rappellent ce qu’est le concept d’« Anthropocène ». Ce terme, inventé au début du 21e siècle par deux scientifiques (Crutzen et Stoermer, 2000), qualifie l’ère géologique actuelle, qui est caractérisée par la domination de l’homme sur son environnement. L’Anthropocène débuterait vers la fin du 18e siècle, concordant avec le développement de nouvelles technologies qui affectent l’environnement de façon globale, comme l’invention par James Watt de la première machine à vapeur (en 1784), et l’augmentation des gaz à effet de serre (GES) sur la planète.

Inventer le concept de l’Anthropocène a permis de pointer — voire d’inscrire dans la trame historique de la Terre — l’influence de l’homme moderne sur son milieu. L’homme prend ainsi conscience des impacts de son mode de vie qui engendre de la pollution et modifie le climat global. Selon les auteurs, le concept d’Anthropocène permet de justifier certaines actions collectives et politiques contemporaines, telles que le développement durable et le perfectionnement de technologie de pointe, afin d’éviter « le déclin de la santé du globe » (Bonneuil et Fressoz, 2016; Locher et Fressoz, 2012, p. 582, p. 587). Cette prise de conscience est bien de son temps, alors que l’attention internationale est actuellement posée sur les problèmes environnementaux et la reconnaissance par la science, dont le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), des impacts anthropiques sur l’environnement. Par ailleurs, les deux articles à l’étude proposent une relecture de la relation entre l’humanité et le climat, et réfutent le fait que cette prise de conscience soit nouvelle.

La réflexivité environnementale

L’article de Locher et Fressoz s’efforce de mettre en lumière le troublant constat que l’homme a dominé son environnement et exploité les ressources naturelles tout en étant pleinement conscient de l’étroite relation entre la nature et l’humanité. Ainsi, selon ces auteurs, il est beaucoup trop simpliste d’affirmer que l’Anthropocène est le fruit d’une inconscience. Selon eux, c’est plutôt la transformation historique des catégories d’actions politiques et environnementales qui est à la source de ce malentendu. De ce fait, les sociétés des 18e et 19e siècles
 auraient toujours pensé leur rapport à l’environnement et à la politique en fonction du climat, et en pleine conscience de ses effets sur la nature et la vie.

Pour démontrer ce postulat, les historiens amorcent leur récit au 18e siècle, soit avant le commencement de l’Anthropocène. Dès cette époque, la conscience de la fragilité de la nature est présente dans le discours de certains décideurs, et la relation entre le climat et les actions humaines « dans son amélioration ou sa détérioration » (Locher et Fressoz, 2012, p. 582, traduction libre) semble également aller de soi. Les auteurs parlent de projets « biopolitiques » chez les monarchies au pouvoir, c’est-à-dire de l’utilisation du climat pour gouverner les hommes. Il semble reconnu à l’époque que le climat détermine les différences culturelles, raciales et politiques, et qu’étudier ses liens est « utile pour la gouvernance de l’humanité », comme l’explique l’abbé Richard dès 1770 dans son « Histoire naturelle de l’air et des météores » (Locher et Fressoz, 2012, p. 582, traduction libre).

Vient ensuite le 19e siècle, avec le constat que la nature est un système, et qu’il peut donc y avoir des liens entre la déforestation (les actions de l’homme) et le régime des pluies (le climat). Comme le décrit pendant l’été sec de 1800 Antoine-Alexis Cadet de Vaux, un pharmacien et agronome renommé : « Nous sommes en proie à la sécheresse, et la science nous dit qu’il ne faut pas accuser la nature, mais plutôt l’homme, qui en modifiant la surface de la Terre, a changé le cours de l’atmosphère et donc, l’influence des saisons. » (Locher et Fressoz, 2012, p. 584, traduction libre) Cette nouvelle logique suggère que les actions humaines ont des effets sur le climat, et, donc, que l’homme a les moyens de contrôler — voire de « civiliser » — le climat (Locher et Fressoz, 2012, p. 587, traduction libre). Toujours selon Locher et Fressoz, cette pensée a permis de justifier deux moments clés du 19e siècle, soit l’industrialisation et la deuxième colonisation. La logique de pouvoir contrôler l’environnement (en préconisant une évolution vers un environnement industrialisé et sécuritaire) s’est transposée dans les colonies et dans les usines comme étant un processus de réhabilitation climatique permettant de créer un environnement favorable au développement humain.

Durant la révolution industrielle (deuxième moitié du 19e siècle), les usines se multiplient et des médecins s’intéressent à ces nouveaux environnements construits et artificiels. Certains proclament qu’il est possible de s’acclimater dans ces nouveaux environnements pollués. Certains feront même le lien entre la prospérité industrielle et l’augmentation d’une bonne santé. Selon les auteurs, c’est à partir de ce moment historique que le lien entre les actions humaines et le climat semble se briser, puisque l’environnement ne semble plus avoir d’influence sur ces sociétés « construites ». Et c’est précisément à ce moment que le récit des anthropocénologues relaté par Bonneuil et Fressoz débute.

Les anthropocénologues

Le récit des anthropocénologues positionne le concept d’Anthropocène comme étant une histoire linéaire et dualiste de la relation entre l’humanité et la Terre. Selon Bonneuil et Fressoz, cette nouvelle cosmographie (la description de l’univers), décortiquée en trois étapes, est gouvernée par des marqueurs quantitatifs, ce qui tend à réduire la crise environnementale actuelle à un récit sur la croissance démographique, économique et technologique qui ne tient pas compte des choix et des stratégies des acteurs. En effet, le marqueur du récit des anthropocénologues est la concentration de dioxyde de carbone (CO2) dans l’atmosphère, calculée en partie par million (ppm). La première phase débute vers 1880 avec la révolution industrielle et la première augmentation mesurée des concentrations en carbone atmosphérique. En 1945 commence la deuxième phase, caractérisée par la grande accélération de la production de CO2 après la Deuxième Guerre mondiale. Finalement, la troisième phase, qui débute à la toute fin du XXe siècle, concorde avec la grande attention internationale sur les problèmes environnementaux, la perspective de l’épuisement des matières premières et le changement dans la répartition des pays émetteurs de GES.

Ainsi, le début du récit des anthropocénologues débuterait avec l’affaissement du paradigme climatique de Locher et Fressoz.

Locher et Fressoz ont identifié la production des différents déterminismes qui ont engendré ce moment « anti-climat », par exemple : la révolution pasteurienne, qui a démontré une relation entre les hommes et les microorganismes (ce qui enleva du poids à l’influence de l’environnement sur la santé de l’humanité); les percées scientifiques dans le domaine de la génétique et de l’hérédité, qui ont permis d’identifier l’ADN comme déterminant de la condition humaine; l’évolution des sciences climatiques, qui a positionné l’humanité dans des cycles géologiques et des mécanismes climatiques qui semblent hors de portée; l’avènement des sciences sociologiques, qui a mis en lumière le pouvoir des mécanismes sociaux qui sont indépendants du climat; et, finalement, les sciences économiques, où les cycles économiques étaient jadis liés aux événements météorologiques, et où maintenant ils sont en circuit fermé (perte du lien avec les circonstances de production), et dématérialisés (croissance sans limite, PIB, bourse, etc.). Ces déterminismes auraient amené une vision dichotomique de l’humanité et du climat, au même titre que la vision quantitative de la nature des anthropocénologues.

Il faut attendre la fin du 20e siècle pour replonger dans la réémergence du climat comme question politique, avec le constat des impacts majeurs de l’utilisation massive des énergies fossiles sur le climat mondial, accompagné de l’augmentation des savoirs climatiques, grâce entre autres à la Guerre froide. Toutefois, comme le soulèvent Bonneuil et Fressoz, la vision prédominante de la nature est devenue dualiste et quantitative, ce qui amène une vision de la Terre comme étant un système complexe « autorégulé » et « déterrestré » (Bonneuil et Fressoz, 2016, p. 77). D’une part, la « comptabilité des flux et des stocks » devient le moyen de penser la nature, et cette dynamique se situe dans un système complexe, à la fois machine (« avec ses pièces, ses principes mécaniques et ses fonctions ») et organisme (« où l’affaiblissement de la machine est naturellement corrigé par l’action des forces productives qui l’ont générée ») (Bonneuil et Fressoz, 2016, p. 77). D’autre part, cette vision systémique, caractérisée par le progrès technologique, favorise une vision dénaturalisée de la Terre au profit d’une vision fabriquée, ce qui nous conduit vers la fin de la « nature » et le début de l’« écologie » (Bonneuil et Fressoz, 2016). L’humanité se retrouve dorénavant ancrée dans une relation où le progrès technologique favorise la compréhension et la protection de son environnement, tout en permettant son exploitation et sa destruction.

Conclusion

Aujourd’hui, à l’aube du 21e siècle, des enquêtes philosophiques sont conduites sur la relation entre la nature et la culture, alors que l’histoire racontée par Bonneuil, Fressoz et Locher démontre qu’elles sont entrelacées depuis des siècles. Ainsi, ces historiens proposent de revoir la vision de la modernité qui sous-tend le discours contemporain sur le réchauffement climatique et la civilisation. L’histoire de la relation entre l’humanité et le climat nous rappelle qu’il est erroné de dépolitiser l’histoire de la dégradation de l’environnement. Elle nous rappelle également l’importance d’être réflexif par rapport à notre relation avec notre environnement et, donc, de se méfier du récit de certains anthropocénologues…

Références

  1. Bonneuil, C et J-B Fressoz (2016). L’événement anthropocène. La terre, l’histoire et nous. Paris, Seuil. Chapitre 3, Clio, la terre et les anthropologues.
  2. Crutzen et Stoermer (2000). « The Anthropocene ». Global change newsletter.
  3. Locher F et J-B Fressoz (2012). « Modernity’s frail climate. A climate history of environnemental reflexivity  Critical enquiry ». 38, 3, 579-598.