17 mai 2018

Les alertes concernant la qualité de l’air sont-elles bénéfiques pour la santé publique? Une étude réalisée à Toronto

Résumé scientifique
Le texte qui suit est le résumé d’une publication scientifique (ou d’une étude) n’ayant pas été réalisée par l’Institut national de santé publique du Québec. Cette analyse critique ne peut donc pas être considérée comme la position de l’Institut. Son objectif est de porter à l’attention des lecteurs des éléments récents de la littérature scientifique, et ce, sous un éclairage critique découlant de l’expertise des auteurs du résumé.
Auteur(s)
Stéphane Buteau
M. Sc., conseiller scientifique, Institut national de santé publique du Québec

Chen H, Li Q, Kaufman JS, Wang J, Copes R, Su Y, et al. Effect of air quality alerts on human health: a regression discontinuity analysis in Toronto, Canada. Lancet Planet Health. 2018; 2 :e19–26.

Mise en contexte

Au cours des dernières décennies, les concentrations de polluants dans l’air ambiant ont, en général, diminuées au Canada. Il n’en demeure pas moins que l’exposition à la pollution de l’air, à court et à long terme, engendre des effets néfastes sur la santé de la population. La grande majorité des études épidémiologiques indique de façon cohérente que l’augmentation journalière de la pollution de l’air est associée à une augmentation des effets sanitaires, particulièrement de nature cardiovasculaire et respiratoire, se répercutant par une augmentation des visites à l’urgence, des hospitalisations et de la mortalité non accidentelle (1-3).

Dans le but de limiter les effets sanitaires associés aux augmentations journalières de la pollution de l’air, différents outils ont été développés et mis en place. Au Québec, le Ministère du Développement durable, de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques (MDDELCC) ainsi que la Ville de Montréal diffusent en temps réel l’indice de qualité de l’air (IQA). Celui-ci caractérise la qualité de l’air ambiant d’après les concentrations des polluants suivants : ozone (O3), particules fines (PM2,5), dioxyde de soufre (SO2), dioxyde d’azote (NO2) et monoxyde de carbone (CO). Plus précisément, l’IQA est établi d’après le polluant présentant la plus importante concentration par rapport à sa valeur guide.

La Ville de Toronto utilise aussi un indice de qualité de l’air similaire à celui du Québec. En plus d’informer la population sur la qualité de l’air ambiant, l’indice diffusé par la Ville de Toronto est accompagné de messages « santé » qui diffusent des recommandations relativement à certains comportements sécuritaires et préventifs que les individus peuvent adopter afin de limiter leur exposition à la pollution de l’air et gérer leur condition clinique (ex. : prise de médicaments), dans le but ultime de limiter le risque d’effets néfastes sur leur santé.

À ce jour, très peu d’études se sont intéressées à l’efficacité d’un programme d’alertes basé sur la qualité de l’air. Chen et al. (4) ont évalué, à partir d’une large cohorte basée sur la population ontarienne entre 2003 et 2012, si le programme d’alertes de la qualité de l’air utilisé par la Ville de Toronto engendrait des bénéfices pour la santé publique, en termes de mortalité et de morbidité. Les sections qui suivent résument cette étude, récemment publiée dans la revue The Lancet.

Présentation de l’étude 

Population et période d’étude

Il s’agit d’une étude de cohorte populationnelle, incluant tous les résidents de la Ville de Toronto entre 2003 et 2012 (approximativement 2,6 millions d’individus), reconstruite à partir des données médico-administratives. 

Effets sanitaires d’intérêts

Les auteurs se sont intéressés spécifiquement aux effets sanitaires qui ont été associés dans la littérature scientifique à l’augmentation journalière de la pollution de l’air : la mortalité cardiovasculaire, la mortalité respiratoire, les hospitalisations, ainsi que les visites à l’urgence pour l’infarctus du myocarde, l’insuffisance cardiaque, l’accident vasculaire cérébral, l’asthme et la maladie pulmonaire obstructive chronique (MPOC).

Devis de l’étude

Durant la période d’étude, le lancement de l’alerte par la Ville de Toronto était basé principalement, mais pas uniquement, sur l’IQA. Plus spécifiquement, les alertes ont été émises selon deux critères : premièrement, si le ministère de l’Environnement et du Changement climatique de l’Ontario prévoyait une mauvaise qualité de l’air; et deuxièmement, si les concentrations d’O3 ou de PM2,5 étaient persistantes et généralisées.

Afin d’évaluer l’efficacité de l’intervention, les auteurs ont utilisé un modèle de régression de discontinuité (5, 6). Ce devis de type quasi expérimental permet d’inférer l’effet causal d’une intervention. Compte tenu de la complexité du devis, les lignes qui suivent présentent succinctement la méthode. Plus de détails sur les fondements sous-jacents à ce devis sont présentés dans l’encadré ci-dessous.

Brièvement, à la suite d’une analyse de l’historique des alertes lancées à Toronto durant la période d’étude, Chen et al. (4) ont noté une augmentation substantielle de la probabilité qu’une alerte ait été lancée lorsque l’IQA atteignait la valeur de 48. Les auteurs ont estimé l’efficacité de l’intervention en considérant un intervalle de cinq unités de part et d’autre de cette valeur d’IQA de 48. Ainsi, pour les journées où l’IQA était entre 43 et 53, l’efficacité du programme d’alerte a été évaluée en comparant les taux d’événements sanitaires observés lors de la journée de l’alerte et les deux subséquents (pour tenir compte des effets retardés), versus ce qui aurait été attendu si l’alerte n’avait pas été diffusée. 

Le modèle de régression de discontinuité (5, 6)

Le modèle de discontinuité de régression (regression discontinuity) est un devis quasi expérimental qui permet de tester une hypothèse causale. Par définition, les méthodes quasi expérimentales n’ont pas recours à la randomisation; elles permettent d’apparier le groupe expérimental (c’est-à-dire recevant l’intervention) à un groupe témoin qui est similaire au niveau des caractéristiques initiales (préalables à l’intervention), élimant ainsi les biais de sélection. Le groupe témoin permettra d’identifier les résultats qui seraient survenus si le programme n’avait pas été mis en œuvre (c’est-à-dire la situation contre-factuelle).

La régression par discontinuité est une des méthodes qui permet la définition d’un groupe témoin valide. Le fondement sous-jacent au devis est le suivant : l’ensemble des individus (ou unité d’observations) de part et d’autre de la valeur seuil sont vraisemblablement différents en regard de différents facteurs de risque. Lorsque le seuil servant à assigner l’intervention est établi d’après une variable continue et prend une valeur fixée arbitrairement, les observations qui se trouvent à proximité immédiates de part et d’autre de ce seuil (tel qu’illustré par le rectangle dans la figure 1) sont similaires en regard de caractéristiques observables ou non.

La régression par discontinuité consiste donc à comparer la différence entre les résultats moyens observés chez ces deux groupes. Comme illustré par la figure 1A, en absence d’intervention ou lorsque l’intervention n’a aucun effet, la relation sera continue à la valeur seuil d’intervention. Au contraire, si l’intervention a un effet il y aura une discontinuité dans la relation à la valeur seuil (voir figure 1B); comme le devis fait en sorte que les groupes de part et d’autre du seuil sont comparables hormis l’intervention, l’amplitude séparant les courbes représentera l’effet (causal) de l’intervention.

Figure 1 - Représentation du modèle de discontinuité, illustrant une relation hypothétique entre un taux d’événements sanitaire et une exposition, A) en absence d’efficacité de l’intervention et, B) en présence d’une intervention efficace

Adaptée de : Jacob et al. (6)

Principaux résultats

Entre le 1er janvier 2003 et le 31 décembre 2012, en moyenne entre trois et 27 événements cardiovasculaires ou respiratoires sont survenus quotidiennement à Toronto. Durant cette période d’étude, 143 jours ont enregistré un IQA dont la valeur était comprise entre 43 et 53 (donc considérés pour les fins de l’analyse). Les résultats de l’analyse montrent que les alertes ont été associées à une réduction du nombre de visites à l’urgence pour l’asthme. Cette diminution est approximativement de 4,7 cas par million de jours-personnes (intervalle de confiance [IC] à 95 % : 0,55 à 9,38) ou, en termes relatifs, de 25 % (IC à 95 % : 1 à 47 %). Pour les autres problèmes de santé, les réductions n’étaient pas statistiquement significatives. Néanmoins, des tendances ont été notées, notamment en lien avec une diminution du nombre d’hospitalisations pour asthme (-0,5 [IC à 95 % : -1,4 à 0,3] cas par million de jours-personnes) et la MPOC (-1,1 [IC à 95 % : -2,5 à 0,2] cas par million de jours-personnes). 

Discussion

Cette étude, réalisée au Canada, est la première à évaluer l’efficacité d’un programme d’alertes liées à un indice de qualité de l’air dans un contexte où les concentrations ambiantes de polluants sont relativement faibles, mais où des dépassements des valeurs guides journalières ne sont pas exceptionnels. Les résultats de cette étude suggèrent toutefois que le programme d’alertes utilisé à Toronto engendre des bénéfices bien modestes pour la santé publique. En effet, les alertes ont entraîné une certaine réduction des visites aux urgences pour l’asthme lors des jours de forte pollution et, dans une moindre mesure, de la morbidité liée à la MPOC, mais aucun bénéfice n’a été observé pour la mortalité ou la morbidité cardiovasculaire.

Bien qu’il soit possible que certains sous-groupes de la population bénéficient davantage d’un tel programme d’alertes (p. ex. : les personnes pratiquant dans des activités physiques et qui sont potentiellement plus susceptibles d’être incommodées par des symptômes respiratoires), plusieurs autres raisons pourraient expliquer les résultats mitigés de ce programme. D’une part, il est possible que les individus plus à risque (p. ex. : les personnes souffrant de maladies chroniques) soient moins bien informés ou conscientisés concernant les effets néfastes de la pollution de l’air. D’autre part, il est possible que les outils utilisés pour la communication de l’IQA et des alertes ne rejoignent tout simplement pas les individus plus à risque. En conclusion, le programme d’alerte basé sur l’indice de la qualité de l’air demeure un outil fondamental pour protéger la santé publique. Il appert essentiel d’approfondir la réflexion quant aux possibles raisons expliquant l’efficacité modeste d’un tel programme. Au-delà des actions individuelles, pour le plus grand bénéfice de la santé publique les efforts devraient s’orienter vers la mise en œuvre d’actions visant à réduire les émissions de pollution atmosphérique. 

Références

  1. Ruckerl R, et al. Health effects of particulate air pollution: A review of epidemiological evidence. Inhal Toxicol. 2011; 23 : 555-92.

  2. Pope CA 3rd, Dockery DW. Health effects of fine particulate air pollution: lines that connect. J Air Waste Manag Assoc. 2006; 56 : 709-42.

  3. World Health Organization. Ambient air pollution: a global assessment of exposure and burden of disease. Suisse (CH). 2016.

  4. Chen H, et al. Effect of air quality alerts on human health: a regression discontinuity analysis in Toronto, Canada. Lancet Planet Health. 2018; 2 : e19–26.

  5. Bor J, et al. Regression discontinuity designs in epidemiology: causal inference without randomized trials. Epidemiology. 2014; 25 : 729-37.

  6. Jacob RT, et al. A Practical Guide to Regression Discontinuity. MDRC [En ligne]. 2012. Disponible: https://www.mdrc.org/publication/practical-guide-regression-discontinuity

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