Exposition chronique au naphtalène
Volume 28, Numéro 3
Introduction
En mars 2012, Santé Canada a décidé d’imposer de nouvelles exigences d’étiquetage et d’emballage des boules à mites contenant du naphtalène, laissant aux fabricants jusqu’au 30 septembre 2013 pour s’y conformer.(1) Cette réévaluation a pour but de réduire la dose d’application maximale, d’ajouter des directives indiquant d’entreposer le produit dans un endroit sec hors de portée des enfants et des animaux, d’ajouter des directives indiquant d’ouvrir le produit dans un espace bien aéré et de refermer soigneusement le contenant après l’application, en plus de restreindre l’utilisation des boules à mites et de paillettes antimites à l’intérieur seulement, dans des contenants hermétiques. Santé Canada mentionne également dans son avis que l’utilisation des boules à mites et des paillettes antimites à l’extérieur des habitations n’a pas été homologuée au Canada, ce qui pourrait compromettre la santé humaine et animale, et que le consommateur devrait utiliser exclusivement les pesticides homologués.
Le principal ingrédient actif des boules à mites est le naphtalène, aussi connu sous le nom de naphtaline. Ce composé est très volatil à température ambiante et produit une odeur caractéristique détectable à des concentrations aussi faibles que 0,04 ppm. L’inhalation, l’ingestion et l’exposition cutanée sont les trois principales voies d’absorption reliées au naphtalène. Ce dernier gagne rapidement la circulation sanguine systémique, traverse la barrière placentaire et peut s’accumuler dans différents gras. Le potentiel toxique du naphtalène provient de sa métabolisation en métabolites actifs.
L’objectif de cet article est de présenter un cas d’exposition chronique au naphtalène, puis de réviser les propriétés de cette substance.
Description d’un cas
Monsieur CM, un homme d’une cinquantaine d’années, non-fumeur depuis 36 ans, est traité depuis plusieurs années pour un problème d'hyperostose dorsale (maladie de Forestier ou D.I.S.H.), une arthrite psoriasique, une hypertension artérielle et un psoriasis cutané. Bien avant que les diagnostics de maladies rhumatologiques ne soient posés, c'était un homme robuste qui travaillait comme réparateur de moteurs industriels. Il avait rencontré un hématologue qui avait expliqué sa propension à saigner facilement par une fragilité capillaire avec thrombocytopénie légère plutôt que par une maladie de Von Willebrand, puisque le facteur VIII de la coagulation était normal. Un peu plus tard, on remarquait une pancytopénie légère qui n'avait pas de conséquence sur le plan clinique. Lorsque les douleurs musculosquelettiques sont devenues sévères au point d'entraver un fonctionnement normal tant au travail qu'à la maison, et que les diagnostics énoncés plus haut ont été clairement établis, il y a eu tout un processus de mis en branle pour prouver que Monsieur CM était devenu invalide.
Il y a 3 ans, pour remercier leur médecin de famille, Monsieur CM et sa conjointe lui ont offert un magnifique panier rempli de bonnes choses à manger et à boire, le tout fait à la maison et très bien présenté. La famille du médecin était enchantée de ce magnifique cadeau, mais après avoir dégusté quelques bouchées, ils ont rapidement réalisé que tout goûtait et sentait la « boule à mites », même le contenu des conserves de fruits et de légumes. Avec regret, ils ont dû détruire tout ce que contenait le panier. À ce moment-là, ils avaient associé le problème aux tissus décoratifs utilisés, ou encore au panier lui-même.
Début décembre 2011, même scénario, sauf qu'en plus du panier, un incroyable pain de ménage chaud a été livré. Rapidement, la fameuse odeur a été détectée, mais la famille du médecin a quand même essayé de manger quelques aliments, entre autres de belles rôties avec les cretons maison le lendemain matin. Malheureusement, le goût du naphtalène dans ce pain croustillant était très prononcé, suivi d’éructations qui ont perduré pendant plusieurs heures. Encore une fois, il a fallu détruire toutes les denrées alimentaires.
Le 23 décembre 2011, le médecin décide d’effectuer une recherche sur UpToDate pour vérifier les effets nocifs du naphtalène, puis de contacter le Centre antipoison du Québec. Puisqu’il s’agissait d’une exposition chronique, ce dernier réfère donc le médecin au pharmacien de l’équipe de toxicologie clinique de l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ), avec lequel la communication s’effectua seulement après la période des Fêtes. Le médecin lui fait part de ses inquiétudes concernant son patient et son épouse qui devaient être exposés à cette substance de façon chronique et importante. Après quelques démarches et discussions, le couple a admis qu’ils gardaient des boules à mites dans la réserve à bois située au sous-sol, pour éviter que de la vermine puisse s'y installer. Le garde-manger est situé sur le même plancher. Malgré qu’ils ne percevaient pas eux-mêmes la présence de cette odeur particulière, ils ont décidé d’emblée de retirer ce contaminant du sous-sol et ont accepté de se soumettre à des analyses toxicologiques pour vérifier la présence des métabolites du naphtalène dans leur urine. Plusieurs semaines plus tard, les prélèvements ont été effectués et envoyés au Laboratoire de toxicologie de l’INSPQ. Les résultats de ces dosages urinaires étaient encore élevés, même si les boules à mites avaient été retirées depuis plusieurs semaines déjà de leur environnement. Dans l’urine de Monsieur CM et de sa conjointe, on a retrouvé respectivement 170 μg/l et 240 μg/l de 1-naphtol, puis 34 μg/l et 64 μg/l de 2-naphtol. Ces résultats permettent de croire qu'il y avait encore présence de cette substance extrêmement volatile dans leur habitation, et que tous les matériaux du sous-sol devaient en être imprégnés. L’hypothèse qu’il y ait eu accumulation dans les tissus adipeux des patients avec une redistribution vers la circulation sanguine avec le temps est aussi possible.
Utilisation et propriétés physiques
Le naphtalène (C10H8) est un hydrocarbure aromatique bicyclique utilisé comme intermédiaire dans la synthèse de nombreux composés organiques (anhydride phtalique, colorants, plastifiants, solvants, insecticides, agents de tannage, etc.). Il est aussi très utilisé comme répulsif pour les mites.(2) Il est de couleur blanche, possède une odeur caractéristique de goudron et prend la forme de cristaux, de poudre, d’aiguilles ou d’écailles.(3) À température ambiante, le naphtalène se sublime et émet des vapeurs facilement perceptibles par l’odorat humain à partir de 0,04 ppm.(2)
Toxicocinétique
Chez l'humain, l'absorption du naphtalène est très peu documentée. Cependant, en raison des effets toxiques observés, on croit que le naphtalène se retrouve rapidement dans la circulation sanguine systémique par l’entremise du tractus gastro-intestinal.(4, 5) L’inhalation, l’ingestion et l’exposition cutanée sont les trois principales voies d’absorption reliées au naphtalène.(2, 6)
Le naphtalène gagne rapidement la circulation sanguine systémique, traverse la barrière placentaire et s’accumule principalement dans les tissus graisseux et dans le lait maternel.(4, 5) La capacité du naphtalène à traverser la barrière hématoencéphalique n’a pas encore été étudiée.
Le métabolisme du naphtalène a été largement étudié in vivo. Le potentiel toxique de ce composé est bien compris puisque la métabolisation de celui-ci génère un certain nombre de métabolites actifs. Les principaux métabolites actifs sont le naphtalène 1,2-oxyde, le 1,2-naphtoquinone, et le 1,4-naphtoquinone.(7) La phase initiale du métabolisme du naphtalène est une réaction d’époxydation par le cytochrome P450, conduisant à la formation de naphtalène 1,2-oxyde. Cet époxyde est relativement instable et peut subir un réarrangement spontané en 1-naphtol ou 2-naphtol. La formation de 1-naphtol est favorisée par rapport à celle du 2-napthol.(7, 8) Ceux-ci peuvent à leur tour être conjugués à des groupements glucuronides ou sulfates qui favoriseront leur excrétion urinaire. Le 1-naphtol peut subir également une oxydation en 1,4-naphtoquinone, induisant une toxicité et à la formation d'adduits.(6) Le 1,2-naphtoquinone est un autre métabolite toxique pouvant être formé à partir de l’oxydation du naphtalène 1,2-oxyde.(6, 7) Le naphtalène peut aussi subir une méthylation pour former du 1-méthylnaphtalène et du 2-méthylnaphtalène. Le premier composé serait moins toxique que le naphtalène.(9) La majorité des dérivés du naphtalène sont éliminés dans l’urine, exception faite des dérivés conjugués au glutathion ou à la cystéine qui seront excrétés dans la bile.(8) La figure 1 (voir version PDF) résume l’ensemble du métabolisme du naphtalène.
Mécanisme de toxicité
La formation du métabolite époxyde serait responsable de l’hémolyse et plus sérieusement, des nécroses hépatiques.(6) Le principal facteur de limitation de la toxicité du naphtalène est le taux de glutathion réduit capable de se conjuguer avec les différents métabolites du naphtalène pour favoriser leur élimination. Le glutathion oxydé est réduit par le glutathion réductase, une enzyme qui nécessite le NADPH comme cofacteur. La principale source de NADPH dans les globules rouges est l'enzyme glucose-6-phosphate déshydrogénase (G6PD). Les personnes déficientes en G6PD, ainsi que les nouveau-nés dont le foie est encore immature, sont plus sensibles à la toxicité du naphtalène.(2, 6)
Toxicité aiguë
Une exposition aiguë à la suite de l’inhalation ou de l’ingestion de naphtalène peut causer des signes et des symptômes tels que nausées, vomissements, douleurs abdominales, diarrhée, céphalées, confusion, sueurs profuses, fièvre, tachycardie, tachypnée et agitation.(6) Dans certains cas, cela peut conduire à des convulsions ou à un coma.(8, 10) Le signe le plus caractéristique d’une intoxication aiguë au naphtalène est une hémolyse intravasculaire, qui a été rapportée en particulier chez les enfants ayant une déficience en G6PD. Ceci peut provoquer des effets tels : anémie, leucocytose, fièvre, hématurie, jaunisse et insuffisances rénale ou hépatique.(8, 10) L'exposition cutanée aiguë au naphtalène peut provoquer une irritation légère et même une dermatite.(8, 10) Si une forte quantité de naphtalène est absorbée par la peau, une toxicité systémique similaire à celle observée après l'inhalation ou l'ingestion sera générée.(6, 8) Une exposition oculaire peut provoquer une irritation des yeux, des lésions de la cornée et peut entraîner la formation d'opacités du cristallin et dans certains cas la formation de cataractes.(8, 10) Afin de limiter les risques de toxicité aiguë, la limite d’exposition professionnelle au naphtalène a été établie à 10 ppm ou 50 mg/m3.(2)
Toxicité chronique
Il existe une forte ressemblance entre les effets indésirables observés à la suite d’une exposition chronique et aiguë. Pour l’exposition chronique par inhalation, on rapporte principalement des nausées, céphalées, sensation de malaise, anémie hémolytique, cataractes, lésions pulmonaires de type inflammatoire chronique et dans de plus rares cas de troubles rénaux et hépatiques.(3, 6) Il est cependant peu commun que les expositions chroniques soient assez importantes pour générer une toxicité apparente. La présence d’anémie hémolytique chez le nouveau-né a été constatée suivant le passage du naphtalène à travers la barrière placentaire.(2, 3) La présence d’une anémie sévère (hémoglobine à 70 g/L) a également été rapportée chez une adolescente ayant développé une dépendance psychologique à l’inhalation chronique de vapeur de naphtalène.(11) Les expositions chroniques à de nombreux xénobiotiques volatils sont associées à une dysfonction olfactive. Pour ce qui est des hydrocarbures, on rapporte la présence d’anosmie (l’incapacité à détecter les odeurs) ou d’hyposmie (une diminution de la perception de certaines odeurs).(12)
Le naphtalène est classé en tant que substance cancérogène de catégorie 3 (substance préoccupante pour l'homme en raison d'effets cancérogènes possibles, mais pour lesquelles les informations disponibles ne permettent pas une évaluation satisfaisante) par l’Union européenne (UE), dans le groupe 2B (peut-être cancérogènes) par le Centre international de Recherche sur le cancer (CIRC) et dans le groupe C (possiblement cancérogène chez l’humain) par l’United State Environmental Protection Agency (US-EPA).(3) Selon l’UE, le naphtalène ne possèderait pas de potentiel génotoxique.(13) Les effets du naphtalène sur la reproduction n’ont pas été étudiés, et ne sont donc pas classés par l’UE.(3) Finalement, la valeur guide de qualité d’air intérieur (VGAI) pour le naphtalène a été établie à 10 μg/m3 pour une exposition supérieure à 1 an.(14)
Analyses toxicologiques
Entre 2003 et 2004, les niveaux urinaires en 1-naphtol et en 2-naphtol ont été mesurés chez la population générale américaine. Un résumé de ces résultats a été publié dans le Fourth National Report on Human Exposure to Environmental Chemicals réalisé par le Centers for Disease Control and Prevention (CDC).(15) Des concentrations moyennes urinaires de l’ordre de 2,55 µg/l en 1-naphtol et de 2,99 µg/l en 2-naphtol ont été mesurées. La présence de 1-naphtol et de 2-naphtol urinaire reflète généralement une exposition récente, mais ne signifie pas automatiquement la présence d’effets néfastes sur la santé. Il a été observé que les fumeurs avaient généralement des concentrations de 2 à 3 fois plus élevées en métabolites du naphtalène, comparativement à ceux observés chez la population générale. Chez les travailleurs exposés au naphtalène, des concentrations de 2 à 100 fois supérieures à la normale ont été observées.(15)
Deux études effectuées par Bieniek et collab. ont permis d’évaluer l’exposition chronique de certains travailleurs au naphtalène. Dans la première étude, des concentrations urinaires du métabolite 1-naphtol de l’ordre de 400 à 34 600 µg/l avec un taux d’excrétion moyen de 570 ug/h ont été mesurées dans l’urine de travailleurs exposés quotidiennement à des vapeurs de naphtalène. En comparaison, une concentration urinaire moyenne de 1-naphtol de l’ordre de 120 µg/l, couplée à un taux d’excrétion moyen de 7 µg/h, a été mesurée chez des travailleurs non exposés au naphtalène.(16) Dans la seconde étude, les concentrations urinaires de 1-naphtol et de 2-naphtol ont été mesurées. Des concentrations urinaires entre 660 et 980 µg/l de 1-naphtol et entre 300 et 320 µg/l de 2-naphtol ont été mesurées chez des travailleurs exposés au naphtalène, comparativement à des moyennes de 13 µg/l en 1-naphtol et de 9 µg/l en 2-naphtol chez des travailleurs non exposés.(17)
Conclusion
Les intoxications aiguës et chroniques au naphtalène génèrent des effets néfastes très similaires. Pour l’intoxication par inhalation, on parle de nausées, vomissements, douleurs abdominales, diarrhée, céphalées, confusion, sueurs profuses, fièvre, tachycardie, tachypnée et agitation. Le signe de toxicité importante d’une exposition aiguë au naphtalène est l’hémolyse intravasculaire.
L’hyposmie que présentent Monsieur CM et sa conjointe pourrait être expliquée par l’exposition chronique à cette substance. Plusieurs semaines après le retrait des boules à mites de leur environnement, les concentrations urinaires des métabolites du naphtalène étaient en moyenne 80 fois (1-naphtol) et 56 fois (2-naphtol) supérieures aux valeurs normales rapportées par la CDC, et équivalentes à celles retrouvées chez des travailleurs exposés. L’hypothèse que la légère pancytopénie présente chez Monsieur CM soit induite par l’exposition chronique aux vapeurs de naphtalène devrait également être considérée.
Selon Santé Canada, le naphtalène n’est pas homologué comme pesticide d’usage extérieur et le consommateur ne devrait pas l’utiliser pour cette indication. Cependant, aucune alternative n’est proposée dans leur norme d’étiquetage publié en mars 2012, et le produit restera tout de même disponible pour usage domestique à l’intérieur des habitations. De nouvelles règles d’utilisation seront toutefois prescrites sur l’étiquette.
Pour toute correspondance
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Références
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Bulletin d'information toxicologique, Volume 28, Numéro 3, juillet 2012
Le Bulletin d’information toxicologique (BIT) est une publication conjointe de l’équipe de toxicologie clinique de l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) et du Centre antipoison du Québec (CAPQ). La reproduction est autorisée à condition d'en mentionner la source. Toute utilisation à des fins commerciales ou publicitaires est cependant strictement interdite. Les articles publiés dans ce bulletin d'information n'engagent que la responsabilité de leurs auteurs et non celle de l'INSPQ ou du CAPQ.
ISSN : 1927-0801