Entre adaptabilité et fragilité : les conditions d'accès aux services de santé des communautés rurales et éloignées
Ce programme de recherche porte sur les problématiques d'organisation et d'accès liées à la distribution des services de santé à des communautés dispersées sur un vaste territoire. Il a été réalisé à la suite d'une étude dont les résultats ont été jugés paradoxaux parce qu'ils faisaient état d'une amélioration de l'accessibilité perçue par les utilisateurs avec l'éloignement des grands centres, où pourtant, toute la gamme de services s'avère disponible à proximité.
Une série de cinq études a permis d'amalgamer des approches qualitatives et quantitatives afin de : 1) mieux comprendre les phénomènes expliquant la performance enviable des milieux cliniques de première ligne situés dans les contextes ruraux et éloignés; 2) dresser un tableau plus cohérent des conditions d'accès de leurs résidants.
La juxtaposition de la perspective de clients, de dispensateurs, de gestionnaires, de décideurs et de chercheurs nous a permis de réaliser que le nombre restreint de points de service, la diversité réduite des ressources disponibles localement et l'importance des distances à parcourir pour accéder aux services plus spécialisés ne constituent pas que des contraintes à l'utilisation. Ces éléments contextuels alliés à la petite taille des milieux sociaux et professionnels qui caractérisent les contextes ruraux représentent aussi des moteurs pour adapter les modes d'organisation et de pratique.
Les clés de l'accès dans les contextes ruraux et éloignés : accommodation structurelle, professionnelle et personnelle
- L'éloignement par rapport à un cabinet de médecine générale ou un CLSC offrant des services médicaux touche de façon marginale la population rurale du Québec. Des services de proximité sont assurés à moins de 15 minutes de trajet routier de leur communauté pour la très vaste majorité de cette population (90 %).
- Ces milieux cliniques typiquement associés à la première ligne ne sont pas les seuls à assurer l'accès aux services courants aux communautés rurales et éloignées. Les ressources disponibles dans d'autres secteurs des CLSC (services à domicile) et dans les hôpitaux (services d'urgence, plateau technique, laboratoire) sont d'emblée mises à contribution lorsque ces installations sont situées à proximité.
- Une proportion importante de la population rurale et éloignée rapporte une affiliation avec une source régulière de soins, généralement un médecin de famille. Dans les zones isolées, l'affiliation est plutôt rapportée envers le milieu clinique local.
- La petite taille des communautés et du réseau de distribution simplifie considérablement les interfaces entre les utilisateurs et les services ainsi qu'entre les intervenants de tous niveaux. Une démarche d'utilisation adaptée aux contextes de rareté et d'éloignement et une bonne flexibilité organisationnelle favorisent l'ajustement aux besoins et contraintes individuels.
- L'éloignement des centres de services spécialisés coïncide avec l'élargissement des champs de pratique ce qui favorise la prise en charge d'une plus vaste étendue de besoins en première ligne et atténue la dépendance des communautés rurales à l'égard de ressources distantes.
- La forte proximité sociale et professionnelle qui prévaut entre les acteurs est associée à une vision globale des ressources collectives et à une perspective populationnelle des besoins de services. Les réseaux cliniques présentent des frontières organisationnelles perméables aux échanges et peuvent être activés par des contacts interpersonnels directs. Un tel écosystème socio-organisationnel procure un filet de sécurité aux personnes en situation de besoin.
- Cette forme naturelle d'intégration des ressources locales semble s'élaborer au fur et à mesure qu'on s'éloigne des services spécialisés et culmine dans les contextes les plus isolés. Sa performance enviable à l'égard de l'accessibilité est alors indépendante de l'affiliation à un médecin de famille.
L'envers du décor : l'instabilité des conditions d'accès des communautés rurales et éloignées
- Dans l'état actuel de l'organisation et des pratiques professionnelles dans les régions éloignées, l'affiliation des personnes à un médecin de famille constitue une condition nécessaire pour obtenir une réponse opportune et satisfaisante aux besoins de services. Le mouvement perpétuel des effectifs médicaux fait en sorte que l'accès individuel varie abruptement au gré des arrivées et des départs.
- On dénote des sous-groupes plus sensibles aux fluctuations des effectifs médicaux et aux barrières géographiques :
- Les personnes défavorisées sur le plan économique ou dépendantes pour leurs déplacements s'avèrent moins susceptibles d'accéder en temps opportun aux services requis.
- Les personnes dépourvues d'un bon réseau social ou n'ayant pas de contacts privilégiés avec le système de soins trouvent plus difficilement un médecin de famille.
- Le recours aux mécanismes de dépannage permet de compenser d'importantes fluctuations de l'accès aux services courants des communautés rurales et éloignées. Il s'agit toutefois d'une stratégie fort onéreuse qui n'agit que ponctuellement et qui ne fait que contourner les problèmes vécus au sein des équipes en place.
- L'urgence est la seule solution de rechange des personnes n'ayant pas de médecin régulier, ce qui induit des comportements d'utilisation aberrants qui peuvent s'avérer coûteux tant pour la santé que pour le système de soins. Pour les personnes en situation de besoin, l'urgence apparaît moins favorable pour l'accès aux services requis que les cliniques sans rendez-vous (walk in) des milieux urbains.
- Le caractère sporadique de la présence médicale en première ligne dans les contextes ruraux, éloignés et isolés suppose le chevauchement des champs de pratique et l'ajustement conséquent des rôles au sein des équipes professionnelles. Certains éléments structurants du système de soins et services (lois, règlements, modes de rémunération, culture, etc.) tendent toutefois à maintenir les médecins au centre des décisions cliniques. L'enchevêtrement des responsabilités professionnelles qui en résulte défavorise l'accès en première ligne et peut nuire à la qualité des services.
- Le roulement du personnel permet difficilement à la collaboration interprofessionnelle de dépasser le stade de la construction parce qu'elle se développe essentiellement grâce aux interactions naturelles entre les acteurs locaux, et que ces derniers négligent les facteurs organisationnels pour consolider la première ligne. Les médecins détiennent une clé importante à cet égard puisqu'ils sont plutôt réfractaires aux processus de formalisation des liens de collaboration interprofessionnelle.
Pour que la recherche sur les services de santé porte ses fruits
- Les zones rurales sont associées à des contextes de distribution de service foncièrement différents des milieux urbains. La façon de concevoir les problématiques de même que la recherche de solutions adaptées doivent dépasser la logique de la disponibilité géographique des ressources pour intégrer le caractère éminemment social des processus liés à l'organisation et à l'utilisation des services de santé.
- Les stratégies de recherche mises de l'avant doivent tenir compte des caractéristiques intrinsèques des contextes ruraux et éloignés (faiblesse des effectifs) et des variantes organisationnelles associées à ces contextes géographiques (modalités de rémunération distinctes, pratiques élargies) afin de répondre convenablement aux préoccupations des acteurs oeuvrant aux divers paliers du système.
- La recherche collaborative s'avère indispensable, et particulièrement porteuse, dans les contextes ruraux. La proximité sociale facilite grandement l'interpénétration des savoirs et des compétences entre les chercheurs et les décideurs.
En somme, tous les acteurs responsables de la distribution des services aux communautés rurales et éloignées du Québec font preuve d'une grande capacité d'adaptation quand il s'agit de trouver des moyens de mieux servir leur collectivité. Cependant, l'instabilité inhérente à leur contexte organisationnel réduit considérablement la portée et la pérennité de leurs efforts.
La formalisation des liens de collaboration interprofessionnelle pourrait déjà atténuer les conséquences de cette instabilité, de même que la systématisation de l'affiliation à une source régulière de soins. Il y a tout lieu de croire que l'ensemble des acteurs saurait se rallier autour de stratégies visant à colmater les brèches relevées à cet égard, même si elles impliquent des changements de pratique et de culture.
La recherche collaborative appliquée à ces contextes particuliers de distribution des services est de nature à soutenir utilement le développement et l'implantation de telles stratégies qui, à terme, pourraient produire des modes d'organisation qui favorisent l'accès, la qualité et l'efficience, car mieux adaptés aux conditions locales.