Thérapies extracorporelles et toxicologie : trop utilisées ou pas assez? À la recherche de l'évidence

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Auteur(s)
Sophie Gosselin
M.D., CSPQ, FRCPC, FAACT, Urgentologue et toxicologue médicale, CUSM, Consultante en toxicologie médicale, Centre antipoison du Québec, Consultante en toxicologie médicale, Poison & Drug Information Service, Alberta
Marc Ghannoum
M.D., F.R.C.P.C., Néphrologue, Centre hospitalier de Verdun

Résumé

Les techniques d’épuration extracorporelle, telles que l’hémodialyse, permettent d’accroître l’élimination de certains poisons. Néphrologues et médecins d’urgence doivent collaborer dans le traitement des intoxications aiguës pouvant bénéficier de ces techniques. À ce jour, les critères pour décider quels patients en bénéficieront n’ont pas fait l’objet de revues systématiques. Les données probantes se limitent à des rapports de cas, d’articles d’opinion ou d’éditoriaux, desquels il est difficile d’appliquer des critères spécifiques à l’ensemble des patients. Peu d’études randomisées existent. Régulièrement, des discussions ont lieu entre les équipes pour décider s’il est pertinent d’orienter un patient intoxiqué à une substance potentiellement dialysable vers un centre de dialyse. En attendant l’arrivée de publications de haut grade d’évidence sur cette question, le groupe Extracorporeal treatments in poisoning (EXTRIP) a été mis sur pied pour étudier l’état actuel des connaissances. L’objectif de ce groupe de recherche est d’utiliser une méthodologie rigoureuse (GRADE) afin de systématiser l’évidence disponible et, avec des représentants de spécialités concernées, tenter de faire consensus selon la méthode AGREE. Les résultats de leur recherche éclaireront la communauté médicale sur les indications, les contre-indications, la durée et le type de modalités extracorporelles à utiliser dans divers types d’intoxications.

Introduction

Peu de données canadiennes existent sur le nombre de patients intoxiqués ayant été traités par diverses méthodes d’élimination extracorporelle. Des données américaines provenant du U.S National Poison Data System ont rapporté que pendant la période 1985-2005, 19 351 cas ont requis des techniques d’élimination extracorporelles. La technique le plus souvent utilisée était l’hémodialyse intermittente et les substances nécessitant le plus souvent une épuration extracorporelle étaient le lithium et l’éthylène glycol, avec une augmentation notable pour des toxiques tels l’acétaminophène et l’acide valproïque. Ces toxiques ne font pas habituellement partie des indications connues des néphrologues. Par ailleurs, le type de modalité utilisé a aussi connu une évolution. Depuis l’arrivée des techniques d’hémodialyse à haut débit ainsi que des thérapies veino-veineuses en continu, celles-ci ont été essayées plus fréquemment alors que l’utilisation de l’hémoperfusion, une technique rarement utilisée de nos jours en néphrologie, a décliné au cours de la dernière décennie.(1)

Histoire

L’invention de l’hémodialyse est attribuée à Abel et ses collègues qui en 1913 ont construit le premier rein artificiel.(2) La première dialyse humaine pour intoxication aux salicylates a eu lieu en 1948.(3) Plusieurs autres essais ont eu lieu dans la décennie qui suivit et Georges Schreiner doit être crédité pour avoir publié la première série de cas d’hémodialyse dans des cas d’intoxication.(4) Plusieurs substances étaient reconnues pour être dialysables et l’utilisation de l’hémodialyse ou l’hémoperfusion était considérée comme une possibilité de traitement dans plusieurs intoxications.(5) Avec l’amélioration des thérapies de support et un questionnement quant au rôle des méthodes extracorporelles à influencer l’évolution clinique, l’utilisation de la dialyse a subi un recul. Davantage d’études toxicocinétiques ainsi qu’une compréhension accrue des modifications sur les paramètres d’absorption, de métabolisme, de liaison aux protéines plasmatiques, par exemple l’acide valproïque, ont par ailleurs récemment permis de considérer les modalités extracorporelles dans le traitement d’intoxications à des substances jusqu’alors considérées non dialysables.

Situation actuelle 

Un questionnaire récent soumis à la communauté de néphrologie canadienne révèle la grande variabilité de pratique quant aux indications de dialyse pour trois substances. En effet, tous les néphrologues consultés étaient d’accord pour dialyser une intoxication sévère aux salicylates. Toutefois, une majorité de néphrologues auraient dialysé un patient asymptomatique avec une intoxication au lithium sur la foi d’une lithiémie élevée, alors que des études ont décrit que la plupart de ces patients auraient bien évolué avec une thérapie de support seulement. Les réponses quant à l’utilisation de la dialyse dans les intoxications aux tricycliques étaient beaucoup moins favorables. Trente-trois pour cent des néphrologues consultés trouvaient un avantage à cette technique alors qu’un autre 33 % estimait que ceci serait inutile. À noter que la communauté des toxicologues ne préconise pas l’utilisation de la dialyse dans les cas de tricycliques et qu’une grande variabilité existe quant aux critères de dialyse pour les salicylates et le lithium.(6)

Méthodologie EXTRIP

Le groupe de recherche d’EXTRIP est composé de membres issus de disciplines diverses appuyés par plusieurs associations internationales: médecine d’urgence, soins intensifs, toxicologie médicale, pharmacologie, néphrologie et pédiatrie (tableaux 1 et 2 , voir version PDF). Une recherche exhaustive de la littérature a été conduite pour chaque toxique (tableau 3, voir version PDF) à l’aide d’un diagramme PRISMA.(7) Aucune exclusion pour des motifs de langue ou d’année de publication n’a été faite. Au contraire, plusieurs traducteurs ont été engagés pour traduire en anglais plus de 1000 articles. Des assistants de recherche ont fait une première extraction des données pertinentes à l’analyse à l’aide d’un fichier standardisé pour toutes les substances. Ces données ont été par la suite analysées et complétées par chaque sous-groupe d’EXTRIP. La qualité des articles a été attribuée avec la méthode GRADE pour les résultats cliniques et avec un outil différent pour les résultats toxicocinétiques.(8,9) Chaque groupe incluait au minimum un toxicologue, un pharmacologue et un néphrologue.

Certains experts provenaient de régions géographiques avec une prévalence importante pour des toxiques particuliers. Deux experts, provenant de l’Inde et de la Chine, ont joint le sous-groupe mandaté pour évaluer l’impact des thérapies extracorporelles dans le traitement de l’intoxication par le paraquat et les pesticides organophosphorés.

Par la suite, chaque sous-groupe a préparé un sommaire de son analyse qui était envoyé à tous les membres. Des questions portant sur la dialysabilité, les indications, les contre-indications, la modalité de choix, la durée du traitement, les critères de fin de traitement et des modifications aux autres modalités thérapeutiques pour ces intoxications ont été soumises par l’entremise du programme FluidSurvey.(10) L’analyse de ces réponses anonymes a été réalisée par l’épidémiologiste du groupe, qui ne votait pas sur ces questions.

Un premier toxique, le thallium, a été analysé au cours de l’automne 2011 et les discussions ont eu lieu entre les membres par vidéoconférence pour tester la méthodologie. Les recommandations du groupe ont été envoyées aux sociétés appuyant le projet pour endosser ces mêmes recommandations.

Les membres composant le comité de la revue de toxique se sont rencontrés en juin 2012 à Bromont au Québec. Lors de cette réunion de cinq jours, chaque toxique a été présenté par le sous-groupe et les questions discutées pendant une à deux heures selon leur importance ou leur complexité. Les résultats de vote ont aussi été présentés afin de suivre la méthode Delphi.(11,12) Cette méthode rigoureuse de processus itératif est transparente et reproductible. À la suite de ces délibérations, une autre ronde de votes a eu lieu durant les mois qui ont suivi.

Résultats

L’article détaillant la méthodologie a été publié en avril 2012 et les recommandations sur le thallium en juillet 2012.(8,13) Des représentants d’EXTRIP ont présenté les résultats des votes et les recommandations consensuelles du groupe pour les premiers toxiques dans diverses conférences au cours de l’automne 2012.

En date de décembre 2012, les données recueillies ont été analysées et plusieurs manuscrits sont en préparation pour publication dans des revues médicales avec facteur d’impact important.

Autres projets

Par ailleurs, d’autres membres d’EXTRIP se sont penchés sur des problématiques connexes à la révision de l’évidence clinique en toxicologie. Puisque toute technique comporte des complications, une revue systématique employant la même méthodologie PRISMA de sélection des articles a été commencée afin de réviser les taux de complications avec les techniques extracorporelles. Les résultats de cette étude sont attendus pour le printemps 2013.

Un autre groupe se penche actuellement sur le développement d’outils et de recommandations sur la manière de conduire des études d’efficacité des techniques extracorporelles en toxicologie et des variables importantes à mesurer et rapporter.

Conclusion

L’utilisation des techniques extracorporelles en toxicologie médicale est un sujet controversé pour plusieurs toxiques. Dans le contexte d’utilisation judicieuse des ressources limitées de notre système de santé, il est encore plus d’actualité de revoir les indications et les modalités à utiliser afin d’optimiser le traitement offert aux patients et possiblement diminuer les complications reliées aux durées de séjours prolongés ainsi que la mortalité et morbidité des intoxications potentiellement dialysables.

En attendant des études prospectives et randomisées sur le sujet, l’obtention d’un consensus entre experts de diverses disciplines aura l’avantage de pouvoir standardiser les indications d’élimination extracorporelle en toxicologie médicale. Le but principal est de minimiser les délais dans le processus décisionnel quant à l’utilisation des thérapies extracorporelles en toxicologie entre les spécialités concernées. Une autre retombée non négligeable sera d’informer la communauté médicale du besoin de continuer les recherches dans ce domaine et d’illustrer le fait que la plupart des indications actuellement reconnues sont basées sur un degré d’évidence faible.

Pour toute correspondance

Sophie Gosselin
Centre universitaire de santé McGill
687, avenue des Pins Ouest, local C4.69
Montréal (Québec)  h2A 1A1
Téléphone : 514 934-1934, poste 34277
Télécopieur : 514 843-2852
Courriel : [email protected]

Références

  1. Holubek WJ, Hoffman RS, Goldfarb DS, Nelson LS. Use of hemodialysis and hemoperfusion in poisoned patients. Kidney international. 2008;74(10):1327-34.
  2. Abel JJ, Rowntree LG, Turner BB. On the removal of diffusible substances from the circulating blood by dialysis. Trans Assoc Am Physicians. 1913;58:51-4.
  3. Bywaters EG, Joekes AM, R. The artificial kidney; its clinical application in the treatment of traumatic anuria. Proc Med. 1948;41:420-6.
  4. Schreiner GE, A. AM. The role of hemodialysis (artificial kidney) in acute poisoning. Intern Med. 1958;102:896-913.
  5. Knepshield JH, Schreiner GE, Lowenthal DT, Gelfand MC. Dialysis of poisons and drugs-annual review. Transactions - American Society for Artificial Internal Organs. 1973;19:590-633.
  6. Ghannoum M, Nolin TD, Lavergne V, Hoffman RS. Blood Purification in Toxicology: Nephrology’s Ugly Duckling. Advances in chronic kidney disease. 2011;18(3):160-6.
  7. Moher D, Liberati A, Tetzlaff J, Altman DG, The PG. Preferred Reporting Items for Systematic Reviews and Meta-Analyses: The PRISMA Statement. PLoS Med. 2009;6(7):e1000097.
  8. Lavergne V, Nolin TD, Hoffman RS, Roberts D, Gosselin S, Goldfarb DS, et al. The EXTRIP (EXtracorporeal TReatments In Poisoning) workgroup: Guideline methodology. J Tox Clin, 2012;50(5):403-13.
  9. Jaeschke R, Guyatt GH, Dellinger P, Schünemann H, Levy MM, Kunz R, et al. Use of GRADE grid to reach decisions on clinical practice guidelines when consensus is elusive. BMJ. 2008;337.
  10. Fluid Survey. (Réalisé le 2013-01-02) [En ligne] http://www.fluidsurvey.com.
  11. Rowe G, Wright G. The Delphi technique as a forecasting tool: issues and analysis. International journal of forecasting. 1999;15(4):353-75.
  12. Harold A, Murray L. The Delphi Method: Techniques and Applications. Reading, Mass: Addison-Wesley, 1975.
  13. Ghannoum M, Nolin TD, Goldfarb DS, Roberts DM, Mactier R, Mowry JB, et al. Extracorporeal Treatment for Thallium Poisoning: Recommendations from the EXTRIP Workgroup. Clinical journal of the American Society of Nephrology : CJASN. 2012.

Gosselin S, Ghannoum M. Thérapies extracorporelles et toxicologie : trop utilisées ou pas assez? À la recherche de l'évidence. Bulletin d’information toxicologique 2013;29(1):9-15 [En ligne] https://www.inspq.qc.ca/toxicologie-clinique/therapies-extracorporelles…

Numéro complet (BIT)

Bulletin d'information toxicologique, Volume 29, Numéro 1, janvier 2013