Historique de l'acétaminophène

Volume 27, Numéro 1

Auteur(s)
Pierre-Yves Tremblay
M. Sc., Pharmacologue, Institut national de santé publique du Québec

L’utilisation des antipyrétiques et des analgésiques date de l’Antiquité. Déjà à cette époque, on préparait diverses mixtures réputées pour leurs propriétés contre la fièvre et la douleur à partir de composés naturels retrouvés dans le cinchona, dont dérive la quinine, ou encore à partir de salicylates que l’on retrouve principalement dans l’écorce de saule.

Afin de trouver des substituts aux dérivés d’écorce de cinchona, Harmon Northrop Morse synthétise, en 1878, une molécule qu’il nomme l’acétylaminophénol, mieux connue aujourd’hui sous le nom d’acétaminophène (paracétamol, APAP). Morse n’a pas testé l’APAP sur des patients avant 1887 et n’aura jamais l’occasion de commercialiser sa molécule(1).

Huit années plus tard, un professeur de l’Université de Strasbourg, Adolf Kussmaul et deux de ses étudiants, Arnold Cahn et Paul Hepp, étudient l’effet antiparasitaire potentiel du naphtalène(2,3). À court de naphtalène, Cahn et Hepp s’approvisionnent auprès d’un pharmacien de l’endroit. Ce dernier leur donne par erreur de l’acétanilide. Au grand étonnement de tous, le produit utilisé ne présente aucun effet antiparasitaire, mais se révèle être un antipyrétique très efficace. À la suite de cette découverte, l’acétanilide, le premier antipyrétique non salicylé, sera très rapidement commercialisé sous le nom d'antifébrine(2,4).

On ne tarde pas à s’apercevoir de la grande toxicité de l’acétanilide. Plusieurs recherches sont alors entreprises afin de générer des dérivés moins néfastes. En 1887, la compagnie Bayer (Friedrich Bayer et Co) commercialise l’acétophénétidine sous le nom de phénacétine(5). Bien que des tests montrent qu’elle semble plus puissante que l’antifébrine et qu’elle provoque beaucoup moins d’effets indésirables, son utilisation chronique se voit limitée, puis interdite en raison des effets néphrotoxiques qu’elle induit. En 1889, Karl Morner découvre que l’APAP possède d’importantes propriétés antipyrétiques et anti-inflammatoires(5,6).

L’APAP sera délaissé pendant près de 60 ans en conséquence d’une étude réalisée en 1893, comparant les propriétés antalgiques et antipyrétiques de l’APAP et de la phénacétine(4,5). Joseph Von Mering, à qui on attribue la première utilisation de l’APAP chez l’humain, arrive à une conclusion erronée que l’APAP est plus néphrotoxique que la phénacétine. La néphrotoxicité de la phénacétine sera démontrée par la suite, entraînant son retrait du marché(3). Des études métaboliques, réalisées par Lester et Greenberg à l’Université Yale (1947)(5) et par Flinn et Brodie à l’Université de New York (1948)(2,7), démontreront que l’APAP est en fait un dérivé déséthylé de la phénacétine.

L’innocuité de l’APAP sera finalement démontrée à la toute fin des années 1940, par Brodie et Axelrod(8). Cette étude montre que l’APAP est le seul métabolite actif de l’acétanilide et de la phénacétine, ayant des propriétés analgésiques. En fait, c’est la formation de méthémoglobine qui serait responsable de la néphrotoxicité reliée à ces produits et l’APAP ne serait pas impliqué dans ce processus, contrairement à la croyance de l’époque(9).

On assiste alors à un regain d’intérêt pour l’APAP. En 1955, la Food and Drug Administration accorde l’autorisation de vente de ce médicament aux États-Unis. La vente est autorisée en 1957 au Canada(5,6). Depuis ce jour, la vente d’antipyrétiques, dont l’APAP, ne cesse de croître.

Au début des années 1960, les inquiétudes au sujet des nombreux cas d’ulcères gastro-intestinaux et des hémorragies provoquées par la consommation d’acide acétylsalicylique et d’autres anti-inflammatoires non stéroïdiens s’intensifient(10,11). Parallèlement, les néphropathies générées lors de consommations abusives de médicaments contenant de la phénacétine sont considérées comme un problème de plus en plus urgent par les organismes de santé publique de plusieurs pays. Comme la sécurité reliée à la prise d’APAP est grandement meilleure, sa popularité augmente de façon significative à partir de cette décennie(12,13).

En 1966, on publie les premiers rapports témoignant de la présence de dommages hépatiques graves à la suite d’une intoxication à l’APAP. Le nombre de cas d’empoisonnements, au niveau mondial, augmente graduellement et devient un problème presque courant(14-16).

Dans les années 1980, la découverte d’une association entre le syndrome de Reye et la consommation d’acide acétylsalicylique tant chez les jeunes enfants que chez l’adulte permet à l’APAP de devenir l’antipyrétique et l’analgésique par excellence dans ces populations(17,18).

En septembre 1982, une série de meurtres débuta dans la ville de Chicago. Des gens moururent à la suite d’ingestion de capsules d'APAP dans lesquelles on avait volontairement ajouté du cyanure en quantité suffisamment importante pour être létale chez l’adulte. Au total, sept personnes furent victimes de cet empoisonnement aux États-Unis. Dans cette affaire, la société Johnson-Johnson eut des pertes d'un million de dollars et fut condamnée à payer de lourdes indemnités. Le responsable n'a jamais été arrêté et cette affaire n'a jamais été élucidée.

En date de 2011, l’APAP est le seul dans sa famille et sa vente est toujours autorisée, et il est le médicament le plus consommé dans le monde.

Pour toute correspondance

Pierre-Yves Tremblay
Institut national de santé publique du Québec
945, avenue Wolfe, 4e étage, Québec (Québec) G1V 5B3
Téléphone : 418 650-5115, poste 4653
Télécopieur : 418 654-2148
Courriel : [email protected]

Références

1Amar PJ, Schiff ER. Acetaminophen safety and hepatotoxicity--where do we go from here? Expert Opin Drug Saf 2007-07;6(4):341-355. [En ligne] http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/17688378

2Bateman DN, Dear J. Medicine, poison, and mystic potion: a personal perspective on paracetamol Louis Roche lecture, Stockholm, 2009. Clin Toxicol (Phila) 2010-02;48(2):97-103. [En ligne] http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/20199128

3Bertolini A, Ferrari A, Ottani A, Guerzoni S, Tacchi R, Leone S. Paracetamol: new vistas of an old drug. CNS Drug Rev 2006;12(3-4):250-75.

4Burke A, E Smyth, GA Fitzgerald. Analgesic-Antipyretic and antiinflammatory agents; pharmacotherapy of gout. In: Laurence L Brunton, editor. Goodman & Gilman's The Pharmacological Basis of Therapeutics. 11 ed. United States of America: 2006. p. 671-716.

5Anon. Pain relief: From coal tar to paracetamol. Education in Chemistry 2005 Jul;42(4).

6McNeil Consumer Healthcare Company. History of Tylenol. Nancy West Communications 2010; [En ligne] http://www.nancywest.net/pdfs/McNeilConsumerHealthcareCompany.pdf (consulté le 2010-10-20).

7FLINN FB, BRODIE BB. The effect on the pain threshold of N-acetyl p-aminophenol, a product derived in the body from acetanilide. J Pharmacol Exp Ther 1948 Sep;94(1):76.

8BRODIE BB, AXELROD J. The fate of acetophenetidin in man and methods for the estimation of acetophenetidin and its metabolites in biological material. J Pharmacol Exp Ther 1949 Sep;97(1):58-67.

9Easley JL, Condon BF. Phenacetin-induced methemoglobinemia and renal failure. Anesthesiology 1974 Jul;41(1):99-100.

10Sostres C, Gargallo CJ, Arroyo MT, Lanas A. Adverse effects of non-steroidal anti-inflammatory drugs (NSAIDs, aspirin and coxibs) on upper gastrointestinal tract. Best Pract Res Clin Gastroenterol 2010 Apr;24(2):121-32.

11Toruner M. Aspirin and gastrointestinal toxicity. Anadolu Kardiyol Derg 2007 Dec;7 Suppl 2:27-30.

12Clissold SP. Paracetamol and phenacetin. Drugs 1986;32 Suppl 4:46-59.

13Nanra RS. Renal effects of antipyretic analgesics. Am J Med 1983 Nov 14;75(5A):70-81.

14Thomson JS, Prescott LF. Liver damage and impaired glucose tolerance after paracetamol overdosage. Br Med J 1966 Aug 27;2(5512):506-7.

15Ruvalcaba RH, Limbeck GA, Kelley VC. Acetaminophen and hypoglycemia. Am J Dis Child 1966 Dec;112(6):558-60.

16Sheen CL, Dillon JF, Bateman DN, Simpson KJ, Macdonald TM. Paracetamol toxicity: epidemiology, prevention and costs to the health-care system. QJM 2002 Sep;95(9):609-19.

17Schror K. Aspirin and Reye syndrome: a review of the evidence. Paediatr Drugs 2007;9(3):195-204.

18Glasgow JF. Reye's syndrome: the case for a causal link with aspirin. Drug Saf 2006;29(12):1111-21.


Tremblay PY. Historique de l'acétaminophène. Bulletin d'information toxicologique 2011;27(1). [En ligne] https://www.inspq.qc.ca/toxicologie-clinique/historique-de-l-acetaminophene 

Numéro complet (BIT)

Bulletin d'information toxicologique, Volume 27, Numéro 1, janvier 2011