Vivre dans une collectivité rurale plutôt qu'en ville fait-il vraiment une différence en matière de santé et de bien-être?
Depuis plusieurs années, les milieux ruraux des pays industrialisés traversent une crise majeure. Ils connaissent un exode massif, surtout des jeunes et accusent des pertes d'emplois considérables au profit des villes et des métropoles. Certains vont même jusqu'à parler de lente agonie des milieux ruraux. Au Québec et dans le reste du Canada, c'est une part non négligeable de la population, grosso modo une personne sur cinq, qui vit actuellement dans une collectivité rurale. Dans un tel contexte il est alors légitime de se demander si le fait de vivre dans une collectivité rurale plutôt qu'en ville a une incidence sur la santé et le bien-être de cette population.
Devant une telle interrogation, force est de constater que, jusqu'à présent, les connaissances acquises sur la santé et le bien-être de la population vivant en milieu rural sont relativement éparses et anciennes pour nous fournir une image assez précise de la situation. La présente étude vise donc à décrire et illustrer de façon plus complète et systématique la santé et l'environnement de vie dans les petites collectivités, principalement rurales du Québec. Elle offre également une opportunité d'approfondir mais aussi d'élargir le champ des connaissances sur les milieux ruraux dans les pays industrialisés. En effet, ici comme ailleurs, le volet de la santé et du bien-être, aussi indispensable soitil à tout processus de revitalisation des milieux ruraux, reste nettement moins documenté que les questions d'ordre économique notamment.
La démarche adoptée à cette fin demeure exploratoire et descriptive. Elle consiste à colliger, intégrer et interpréter une série de statistiques provenant de sources récentes dont le Recensement de 2001, l'Enquête sur la santé dans les collectivités canadiennes de 2000-2001 et les fichiers de naissance, d'hospitalisation et de mortalité du Québec, de 1998 à 2000. L'exploitation de ces sources a permis de produire plus de 70 indicateurs, cernant divers aspects de la santé que sont les déterminants, les états de santé généraux et spécifiques, l'utilisation et l'organisation des soins de santé.
Mais qu'est-ce que le rural?
Pour la présente étude, nous avons retenu les principaux éléments de la Classification des secteurs statistiques de Statistique Canada permettant d'abord de distinguer deux grands ensembles, que nous appellerons le milieu urbain et le milieu rural. Le premier correspond en fait à la somme des régions métropolitaines et des agglomérations de recensement – RMR-AR – alors que le second est formé de la somme des municipalités hors RMR/AR et comptant, par définition, moins de 10 000 habitants. Cet espace rural, ou de petites collectivités, est par la suite fragmenté en trois zones en fonction de l'attraction exercée par les RMR-AR sur l'emploi dans ces collectivités. Ces zones sont dites d'influence métropolitaine forte (ZIM forte), modérée (ZIM modérée) et faible ou nulle (ZIM faible ou nulle). Il s'agit de zones qui s'étalent progressivement de la périphérie immédiate des régions et agglomérations urbaines jusqu'aux confins du territoire québécois. L'intérêt de cette classification est de permettre une comparaison entre les mondes urbain et rural, dans leur ensemble, et d'explorer la diversité à l'intérieur du monde rural.
Population et contexte socio-économique
Environ 21 % des québécois habitent le monde rural et, à l'intérieur du monde rural, 6 % la ZIM forte, 11 % la ZIM modérée et 5 % la ZIM faible ou nulle. D'un point de vue démographique, le monde rural dans son ensemble a perdu près de 1 % de sa population entre 1996 et 2001 alors que celle-ci s'est accrue de 2 % dans la zone urbaine. Cette perte de population ne s'est cependant pas faite uniformément au sein du monde rural. Alors que la ZIM forte, adjacente aux grands centres urbains a joui d'une croissance supérieure (2,3 %) à la zone urbaine, la ZIM faible ou nulle, la plus éloignée de ces centres, accuse la plus grosse perte de population (- 4,0 %).
Les conditions d'emploi, de revenu et de scolarité sont quant à elles nettement meilleures en milieu urbain et se détériorent de façon générale lorsque l'on s'éloigne des grands centres. Par ailleurs, si l'activité agricole est importante à proximité des centres urbains, elle laisse progressivement la place aux activités liées à la forêt, aux mines et à la pêche lorsque l'on gagne l'arrière-pays.
Enfin, signalons que les familles monoparentales et les personnes vivant seules sont en revanche davantage présentes en milieu urbain, bien que l'on constate une progression de leur proportion à mesure que l'on se dirige vers les zones rurales à influence faible ou nulle.
Santé générale
À la lumière d'indicateurs globaux de santé, il apparaît peu de différences entre les habitants du monde rural et ceux de la ville. L'espérance de vie à la naissance est inférieure de moins d'une année dans le monde rural (78,8 ans) par rapport à la zone urbaine (79,4 ans) alors qu'en milieu rural, elle s'abaisse légèrement de la ZIM située près des grands centres (79,6 ans) à celle qui s'en éloigne le plus (77,9 ans). L'écart n'est pas beaucoup plus grand pour l'espérance de santé (combinant mortalité et incapacité) à la naissance qui est de 70,5 ans en milieu rural et de 72,0 ans en milieu urbain et cet indicateur ne varie pas de façon significative à l'intérieur du monde rural.
L'avantage des citadins disparaît cependant avec l'âge comme en témoignent les valeurs d'espérance de santé à 65 ans, de 14,4 ans en milieu urbain et de 14,2 ans en milieu rural. Cet indicateur gomme le poids de certaines formes de mortalité qui frappent jeune, telles que la mortalité infantile, dont le taux est nettement supérieur en milieu rural et progresse de façon soutenue selon la ZIM. L'écart est plus du double entre les ZIM situées près et loin des grands centres.
Problèmes spécifiques de santé
C'est en regard de problèmes de santé spécifiques que le monde rural se distingue le plus du monde urbain. Le monde rural dans son ensemble présente des taux de mortalité nettement plus élevés pour les cancers de l'estomac et du poumon ainsi que pour les maladies pulmonaires obstructives (bronchite, emphysème et asthme). Au sein du monde rural, ce sont surtout les ZIM modérées et faible ou nulle qui marquent les plus grands écarts avec la zone urbaine pour ces causes de décès. La zone urbaine affiche quant à elle de piètres résultats pour la mortalité par cancer du sein et cardiopathies ischémiques (infarctus du myocarde). Mais finalement, de toutes les causes de décès, ce sont les traumatismes qui opposent le plus les milieux urbains et ruraux. La mortalité par accident routier est trois fois plus élevée en campagne qu'en ville et le suicide y survient davantage. La surmortalité rurale pour l'une et l'autre causes valent pour les trois ZIM. Ces causes de décès sont aussi celles où les écarts de mortalité entre sexes sont parmi les plus importants, à l'avantage des femmes (environ 1 décès pour 2 en ce qui concerne les accidents de la route et 1 décès pour 4 en ce qui concerne le suicide). Si les écarts de mortalité se maintiennent tant chez les hommes que chez les femmes entre la ville et la campagne pour les accidents de la route, il en va autrement du suicide. Ce sont seulement les hommes des deux milieux qui se distinguent de façon significative.
Parmi les problèmes de santé déclarés par la population, les milieux ruraux semblent moins affectés par les allergies, autres qu'alimentaires, l'asthme et les maux de dos. Les résidants de la ZIM rapprochée des grands centres signalent toutefois plus de cas de maladies cardiaques et de diabète.
Fécondité
La fécondité est fort contrastée entre les milieux ruraux et urbains. Plus élevée en milieu rural jusqu'à l'âge de 30 ans, elle l'est nettement plus chez les femmes des milieux urbains au-delà de cet âge. La fécondité des mères adolescentes est particulièrement forte en milieu rural, surtout dans la ZIM faible ou nulle où près de 3 % des adolescentes (2,7) donnent naissance à un enfant (contre 1,4 % dans la zone urbaine). La proportion de naissances de faible poids (< 2 500 grammes) ne présente aucune différence significative entre milieux.
Habitudes de vie
Le bilan quant aux habitudes de vie est partagé. Si la consommation de tabac est plus élevée en milieu rural, la consommation régulière d'alcool l'est davantage en milieu urbain. L'embonpoint et la sédentarité dans les loisirs sont en revanche plus présents dans le monde rural. Finalement, l'insécurité alimentaire semble plus faible dans la ZIM la plus éloignée des grands centres que dans le reste du monde rural et la zone urbaine.
Recours aux professionnels de la santé
D'une façon générale, les résidants des collectivités rurales sont plus susceptibles d'avoir un médecin de famille que leurs concitoyens de la ville. Toutefois, ils sont moins enclins à consulter un médecin (omnipraticiens et spécialistes) et surtout à recourir aux services de dentistes ou d'orthodontistes. Pour ces derniers professionnels, la faible propension à consulter s'accentue régulièrement de la ZIM forte à la ZIM faible ou nulle.
Recours à l'hospitalisation
Ce constat ne vaut cependant pas pour l'hospitalisation qui, à l'inverse, domine en milieu rural et tout spécialement dans la ZIM faible ou nulle où le taux d'hospitalisation dépasse celui de la zone urbaine de plus de 40 %. La durée de séjour à l'hôpital est cependant plus courte en milieu rural qu'en milieu urbain. En milieu rural, plus spécifiquement, ce sont la ZIM à proximité des centres urbains et celle qui en est la plus éloignée qui présentent les plus faibles durées de séjour.
Services de santé à visée préventive
Le recours à des services de type préventif tels le dépistage de certains cancers (col de l'utérus et prostate) semble plus faible en milieu rural qu'en milieu urbain et c'est le cas tout spécialement du test de sang PSA visant à déceler le cancer de la prostate. Quant à la prise de la tension artérielle, recommandée pour prévenir des maladies cardiovasculaires, elle ne varie pas selon le milieu.
Impact des soins sur la santé
Mais ces différences dans la prestation des services et dans la disponibilité des ressources ont-elles un impact sur la santé de la population, en général? Pour en débattre, nous avons considéré deux indicateurs, soit la mortalité jugée évitable et les hospitalisations dites pertinentes. Le premier indicateur regroupe certains décès prématurés (avant 65 ans) pour lesquels il existe des interventions appropriées qui, réalisées en temps utile, peuvent en réduire la fréquence (ex. : décès par asthme, maladies hypertensives et cancer du col de l'utérus). Le second indicateur correspond à des conditions médicales nécessitant une hospitalisation et pouvant améliorer significativement la qualité de vie des personnes (ex. : angioplastie, pontage coronarien, remplacement de la hanche, traitement pour cataracte). Pour ces indicateurs, on n'observe pas ou peu de différence entre les milieux ruraux et urbains.
Les différences entre ces milieux, comme nous l'avons vu, se situent surtout au niveau de l'organisation ou de certains aspects du système de soins. Cela est confirmé par les variations des hospitalisations jugées évitables, car associées à des conditions médicales (par exemple, la pneumonie, l'insuffisance cardiaque, l'hypertension et le diabète) qui peuvent être traitées dans un contexte de soins de première ligne, en clinique médicale ou en clinique externe, par exemple. C'est en milieu rural qu'on hospitalise davantage pour ces conditions et cette propension croît systématiquement de la ZIM rapprochée des grands centres à celle qui s'en éloigne le plus.
Milieux ruraux et urbains : un état de santé général comparable mais des différences quant à la nature des problèmes de santé
En somme, il ressort de cette étude deux constats majeurs. Globalement, en termes d'état de santé général, la position des résidants des collectivités rurales est comparable à celle de leurs concitoyens urbains.
Si les collectivités rurales du Québec affichent clairement des difficultés socio-économiques et certaines déficiences dans l'organisation du système de soins, en revanche il semble que cela n'ait que très peu d'incidence sur l'état de santé général de leurs populations. Les résidants des collectivités rurales peuvent d'ailleurs s'attendre à une espérance de vie ou de santé à la naissance à peu près comparable à celle de leurs concitoyens urbains. Par contre, vivre dans une collectivité rurale plutôt qu'en ville fait vraiment une différence quant à la nature des problèmes de santé et de bien-être. Le suicide, particulièrement chez les hommes et les accidents de la route constituent des problèmes très préoccupants dans les collectivités rurales du Québec. Il en est de même de la mortalité infantile, nettement plus élevée dans les zones rurales se situant au-delà de la zone bordant immédiatement les grands centres urbains. N'oublions pas non plus la prédominance d'autres causes de mortalité telles les tumeurs de l'estomac et du poumon. Rappelons ici également que les résidants du monde rural sont plus affectés par l'embonpoint que les citadins et qu'ils comptent en outre plus de fumeurs réguliers.
À l'inverse, les collectivités rurales semblent plus préservées des cardiopathies ischémiques et du cancer du sein. Dans le dernier cas, la fécondité précoce des résidantes rurales pourrait constituer un facteur protecteur. Cette fécondité précoce ne va cependant pas sans soulever d'inquiétudes quand elle concerne les adolescentes, et il faut rappeler ici le taux très élevé de natalité chez les adolescentes de la ZIM la plus éloignée des grands centres.
L'organisation des services de santé diffère sensiblement entre les milieux urbains et ruraux du Québec. Et cette différence tient principalement au rôle important que joue encore l'hospitalisation dans les services de première ligne en milieu rural. En témoignent notamment les taux d'hospitalisation générale et les taux d'hospitalisation évitable nettement plus élevés à cet endroit.
Notre étude souligne néanmoins l'importance des médecins de famille aux yeux des résidants des collectivités rurales. Ces médecins constituent souvent le premier contact avec le réseau de la santé pour ces résidants et, par conséquent, la pierre angulaire de l'organisation des soins de santé dans ces milieux. Comme l'a déjà recommandé la Commission sur l'avenir des soins de santé au Canada (Commission Romanow) ces médecins de famille omnipraticiens devraient être appelés à devenir des spécialistes de la médecine en milieu rural.
Des avenues de recherche et d'intervention importantes
Finalement, la présente étude fournit des avenues de réflexion et de recherche. Tout d'abord, elle montre l'intérêt non seulement de distinguer les milieux ruraux des milieux urbains dans la recherche sur la santé des populations, mais aussi de respecter la pluralité des milieux ruraux. À bien des égards nous avons en effet constaté des différences significatives au sein du monde rural. Les interventions visant à améliorer la santé en milieu rural ne seraient alors être calquées sur un schéma unique de planification, mais plutôt complexes et adaptées à chaque situation.
Par ailleurs, pour compléter ce portrait de santé et de bien-être, des problématiques et des dimensions non documentées, telles que la protection de la jeunesse, la criminalité, l'intégration des personnes âgées, l'environnement professionnel et le réseau social devraient être abordées. Certaines problématiques en milieu rural mériteraient aussi d'être approfondies. C'est le cas notamment des maladies pulmonaires, du suicide et des accidents de la route.
Ces résultats ne sont pas non plus sans soulever plusieurs objets d'intervention. Des programmes de prévention visant certains problèmes spécifiques, tels le suicide et les accidents de la route, ou encore certaines habitudes de vie comme la consommation de tabac et la sédentarité dans les loisirs seraient particulièrement souhaitables en milieu rural. La répartition de certains services de santé, par exemple, ceux offerts par les dentistes et orthodontistes mériteraient d'être améliorée. Enfin, un meilleur suivi de certaines clientèles, les femmes enceintes notamment et a fortiori les mères adolescentes, ou encore les personnes présentant une vulnérabilité psychologique, permettrait de réduire certains problèmes de santé tels que la mortalité infantile ou le suicide par exemple.
Mais il reste que ces écarts de santé entre milieux urbains et ruraux prennent leur racine dans les difficultés socio-économiques et démographiques que vivent ces derniers. Ces pistes d'intervention sont importantes mais la résolution de certains problèmes de santé passe avant tout par la revitalisation de ces milieux et le rehaussement des conditions de vie générales de la population.