Réduction de la limite d'alcool permise dans le sang pour la conduite d'un véhicule automobile
L'alcool au volant comme problématique actuelle de sécurité routière
Malgré les progrès réalisés au cours des 40 dernières années, la conduite d'un véhicule automobile sous l'influence de l'alcool demeure toujours un problème important et actuel de santé et de sécurité publique. Selon une enquête réalisée en 2008, 5,2 % des Canadiens sondés ont admis avoir conduit leur véhicule au cours des douze derniers mois même s'ils croyaient dépasser le taux d'alcoolémie (TA) permis par le Code criminel canadien (80 mg/100 ml). Au Québec, cette proportion est de 7,5 % (Fondation de recherche sur les blessures de la route, 2008a et 2008b).
La conduite sous l'influence de l'alcool demeure encore aujourd'hui la principale cause de décès routiers. Au Canada, 3 122 personnes sont décédées des suites d'une collision routière en 2006. De ce nombre, 37,1 % étaient associées à l'alcool, ce qui signifie que 1 161 sont mortes lors de collisions où l'alcool fut détecté dans le sang de l'un des conducteurs. Plus précisément, 4,3 % des personnes décédées avaient un taux d'alcoolémie (TA) inférieur ou égal à 49 mg/100 ml, 2,6 % avaient un TA variant entre 50 mg/100 ml et 80 mg/100 ml, 9,4 % avaient un TA se situant entre 81 et 160 mg/100 ml et finalement, 20,8 % affichaient un TA supérieur à 160 mg/100 ml. Sans toutefois avoir de mesure précise par rapport au TA, on estime qu'environ 20 % des 189 771 conducteurs qui ont subi des blessures sérieuses lors d'une collision avaient consommé de l'alcool (Fondation de recherche sur les blessures de la route, 2009).
Selon des données publiées par la Société de l'assurance automobile du Québec (SAAQ, 2009), 575 collisions mortelles faisant 627 victimes ont eu lieu en 2007. Des conducteurs impliqués, 28 % avaient un TA supérieur à la limite permise de 80 mg/100 ml. Selon les plus récentes estimations de la SAAQ, l'alcool serait associé à 18 % des collisions avec blessés graves et 5 % des collisions avec blessures légères (Brault et collab., 2004).
Parmi l'ensemble des moyens pour contrer le problème de la conduite avec facultés affaiblies par l'alcool, la réduction de la limite légale du TA permise pour conduire un véhicule a été utilisée dans de nombreuses juridictions. Contrairement à la plupart des provinces canadiennes où la limite permise est de 50 mg/100 ml, au Québec, cette limite est de 80 mg/100 ml. Dans ses efforts pour améliorer le bilan routier, la pertinence que le Québec emboîte le pas et adopte une limite légale plus basse dans son Code de la sécurité routière se pose.
Le but du présent avis de santé publique est donc de formuler des recommandations sur la pertinence d'abaisser la limite légale du TA permise pour conduire un véhicule automobile au Québec à 50 mg/100 ml. Afin d'y arriver, nous poursuivrons les objectifs spécifiques suivants :
- Documenter la relation entre la conduite d'un véhicule à différents TA et la performance au volant;
- Documenter la relation entre la conduite d'un véhicule à différents TA et le risque de collision et de blessure; et
- Documenter l'effet de l'abaissement du TA permis pour la conduite d'un véhicule automobile sur les collisions.
Afin de réaliser nos objectifs, nous nous sommes basés sur les synthèses systématiques et, en leur absence, nous avons réalisé nos propres synthèses des connaissances. Les conclusions présentées dans cet avis sont donc basées sur les données probantes les plus crédibles.
La performance des conducteurs est-elle affectée de manière significative à un TA de 50 mg/100 ml?
Les résultats de la littérature scientifique montrent que la performance des conducteurs dans leurs différentes tâches de conduite est affectée de manière significative à partir d'un TA de 50 mg/100 ml. C'est d'ailleurs la principale conclusion de deux synthèses de connaissances qui ont abordé la question des effets de la consommation d'alcool sur la performance au volant en se basant respectivement sur 177 et 109 études au cours des 50 dernières années (Moskowitz et Robinson, 1988; Moskowitz et Fiorentino, 2000). Lors des expérimentations en laboratoire et en circuit fermé, la performance du conducteur aux tâches d'attention divisée (par exemple, identifier des stimuli de l'environnement routier tout en conduisant) et aux tâches plus simples telles que demeurer au centre de la voie ou maintenir une distance intervéhiculaire sécuritaire sont affectées. De plus, à un TA aussi bas que 50 mg/100 ml, la vigilance du conducteur est moindre et il est plus susceptible d'être somnolent. Les conducteurs sont donc moins aptes à réagir rapidement et à prendre la bonne décision en situation d'urgence.
Finalement, la consommation de faibles doses d'alcool produit un effet désinhibiteur qui amène le conducteur à adopter des comportements à risque. Sous l'influence de l'alcool, les conducteurs roulent généralement plus vite et sont moins susceptibles de respecter les limites de vitesse. Or, les excès de vitesse et la vitesse inadaptée aux conditions routières représentent l'une des principales causes de collision et de blessures au Québec (Brault et Letendre, 2003).
Quel est le risque de collision et de blessures à un TA de 50 mg/100 ml?
De la première étude qui s'est penchée sur la relation entre la conduite sous l'influence de l'alcool et le risque de collision aux études plus récentes, la conclusion demeure la même. Le risque de collision et de blessure augmente de manière exponentielle en fonction du taux d'alcoolémie. Le risque de collision et de blessure est accru de manière significative à partir d'un TA de 50 mg/100 ml. Pour les collisions mortelles, ce risque est multiplié par un facteur variant de deux à neuf fois selon les études et la façon dont les catégories de TA sont établies. Cette conclusion n'a d'ailleurs jamais été remise en question (Chamberlain et Solomon, 2002; Voas et Tippetts, 2006).
Compton et collab. (2002), par exemple, estime qu'un TA de 40 mg/100 ml augmente de 38 % le risque de collision comparativement à un conducteur sobre. D'autres études montrent que le risque est encore plus prononcé pour les collisions avec blessures graves. Zador et collab. (1991) établissent qu'un conducteur avec un TA variant entre 50 et 90 mg/100 ml a neuf fois plus de chances d'être impliqué dans une collision mortelle qu'un conducteur affichant un TA de 10 mg/100 ml ou moins.
Des résultats similaires à ceux présentés précédemment furent obtenus à l'aide de données de différents pays (Keall et collab., 2004; Krüger et Vollrath, 2004). Une étude québécoise réalisée par la SAAQ a non seulement permis d'établir le risque de collision mortelle en fonction du TA du conducteur, mais aussi la probabilité que celui-ci soit impliqué dans une collision mortelle responsable. Un conducteur ayant un TA variant entre 20 et 50 mg/100 ml voit son risque d'être impliqué dans une collision mortelle multiplié par un facteur de 1,7 tandis que son risque de collision mortelle responsable est accrue par un facteur supérieur à trois. Le risque de collision mortelle s'accroît de manière exponentielle par la suite. Ainsi, le risque de collision mortelle s'établit respectivement à 4,5, 23,9 et 176,5 pour des TA entre 51-80 mg/100 ml, 81-150 mg/100 ml et 151-210 mg/100 ml. Ces risques sont plus élevés pour les conducteurs de 20 ans et moins (Zador et collab., 2000).
Peut-on attendre une amélioration du bilan routier en abaissant la limite légale du TA permise en conduisant?
Plusieurs juridictions ont reconnu le risque associé à la conduite d'un véhicule automobile avec un faible TA et ont abaissé le TA légal. Aujourd'hui, tous les États américains et le district de Washington ont abaissé leur TA légal, celui-ci passant de 100 à 80 mg/100 ml. De même, plusieurs pays européens ont révisé à la baisse le TA permis pour la conduite d'un véhicule automobile. Dans la majorité des cas, le nouveau TA fut établi à 50 mg/100 ml tandis que certains pays tels que la Norvège, la Suède et la Russie ont établi le leur à 20 mg/100 ml. De leur côté, la Pologne et le Japon ont un TA permis de 30 mg/100 ml.
La littérature scientifique est unanime quant à l'effet de l'abaissement du TA légal sur les collisions routières. Les évaluations les plus rigoureuses méthodologiquement démontrent que l'abaissement du TA permis pour la conduite d'un véhicule automobile est une mesure efficace pour contrer la problématique de la conduite sous l'influence de l'alcool et les collisions y étant associées. Les collisions associées font référence aux collisions où l'alcool a été détecté ou bien à des catégories de collisions où la présence d'alcool est surreprésentée par rapport aux autres collisions (par exemple, les collisions mortelles de nuit, les collisions mortelles impliquant un seul véhicule ou les collisions mortelles de fin de semaine) (Shults et collab., 2001).
Les évaluations américaines les plus récentes démontrent que l'abaissement a permis de sauver plusieurs vies. En se basant sur les données de 28 États, une étude rapporte que l'abaissement du TA permis à 80 mg/100 ml permet de sauver annuellement plus de 360 vies. De leur côté, Tippetts et collab. (2005) estiment que l'abaissement a permis de réduire de 14,8 % les collisions associées à l'alcool (conducteur avec un TA supérieur à 10 mg/100 ml). À l'aide de leurs résultats, ils en viennent à la conclusion que si les 32 États qui n'avaient pas une limite de 80 mg/100 ml le 1er janvier 2000 avaient adopté une telle politique, 947 vies auraient été sauvées. Les effets préventifs s'observent auprès de tous les segments de la population quoique l'effet soit moins prononcé chez les hommes et les jeunes conducteurs (Kaplan et Giacomo Prato, 2007; Eisenberg, 2003). Enfin, il s'agit d'une mesure qui permet de prévenir les collisions associées à un TA de divers degrés, c'est-à-dire autant les collisions impliquant des conducteurs avec un haut TA (TA > 150 mg/100 ml) et ceux avec un TA plus modeste (TA < 100 mg/100 ml).
Les études américaines permettent aussi d'établir des conditions qui permettent d'accroître l'effet de l'abaissement. Bien que la mesure en soi permette de réduire les collisions liées à l'alcool, l'intensité de son effet est en fonction du nombre de barrages routiers réalisés et de la présence d'une politique de révocation ou suspension du permis de conduire pour conduite avec facultés affaiblies (CFA) (Tippetts et collab., 2005).
Si les études sont concluantes quant aux effets bénéfiques de l'abaissement de la limite légale à 80 mg/100 ml, quels sont les bénéfices escomptés par l'abaissement de la limite à 50 mg/100 ml? Les évaluations réalisées à travers le monde établissent que l'abaissement du TA à 50 mg/100 ml est une mesure efficace pour améliorer le bilan routier. Quoique les estimés des effets fluctuent d'une étude à l'autre, l'ensemble des évaluations identifiées qui répondaient aux critères de sélection rapportent une amélioration du bilan routier à la suite de l'adoption d'une mesure abaissant le TA permis pour la conduite d'un véhicule automobile. Sur l'ensemble des indicateurs, 93,1 % (27/29) indiquent que nous avons moins de 5 % de chance de se tromper si nous affirmons que l'abaissement du TA permis pour la conduite d'un véhicule automobile a permis d'améliorer significativement le bilan routier des juridictions concernées. Cette initiative a permis de sauver de nombreuses vies et prévenir des traumatismes routiers.
C'est ainsi que l'abaissement du TA légal en Nouvelle-Galles du Sud le 15 décembre 1980, Australie, fut suivi de baisses de 7 et 8 % des collisions avec blessures sérieuses et des collisions mortelles, respectivement. Cette mesure permet d'éviter annuellement 75 collisions mortelles et 605 collisions avec blessures graves. Des résultats similaires furent observés dans l'État du Queensland, Australie, lorsque celui-ci a réduit la limite permise pour la conduite d'un véhicule automobile le 1er décembre 1982. Des suites de cette initiative, les collisions avec blessures graves ont diminué de 14 % tandis que les collisions mortelles ont chuté de 18 %, ce qui a permis de prévenir respectivement 599 et 91 collisions avec blessures graves et mortelles.
Les études montrent même que l'abaissement du TA permis à un seuil inférieur à 50 mg/100 ml permet de faire des gains supplémentaires. En abaissement respectivement leur seuil à 20 et 30 mg/100 ml, la Suède et le Japon ont enregistré des baisses significatives des collisions reliées à l'alcool (Norström et Laurell, 1997; Nagata et collab., 2008). Lors de l'abaissement du TA légal de 50 à 20 mg/100 ml en Suède le 1er juillet 1990, les collisions mortelles ont baissé de 9,7 % tandis que les collisions avec blessures ont diminué de 7,5 %.
Ces résultats peuvent paraître surprenants si l'on considère, par exemple, que seulement 6,9 et 8,4 % des collisions mortelles impliquaient des conducteurs affichaient un TA égal ou inférieur à 80 mg/100 ml au Canada et Québec en 2006, respectivement (Fondation de recherche sur les blessures de la route, 2009). D'ailleurs, plusieurs soutiennent que cette mesure est déjà obsolète puisque les conducteurs « dissuadables » ont déjà été dissuadés et que la réelle problématique concerne les récidivistes de l'alcool au volant, une sous-population qui conduit avec un TA très élevé (supérieur à 150 mg/100 ml), peu réceptive aux lois et qui est souvent aux prises avec des problèmes de dépendance à l'alcool. Les conducteurs avec des TA très élevés sont d'ailleurs surreprésentés dans les collisions mortelles.
Pourtant, les évaluations démontrent que les mesures d'abaissement permettent de réduire la conduite sous l'influence de l'alcool auprès de conducteurs affichant à la fois des TA modérés et des TA élevés. C'est ainsi que Brooks et Zaal (1993) observent – lors d'un sondage mené aux abords des routes – une baisse de 23 % du nombre de conducteurs affichant un TA de 100 mg/100 ml à la suite de l'introduction du 50 mg/100 ml. Parallèlement à ce résultat, ils estiment que les réductions de collisions mortelles sont équivalentes pour différents TA variant de 80 à 200 mg/100 ml. Ces réductions fluctuent entre 26 et 46 %.
L'image de l'irréductible récidiviste de l'alcool serait-elle erronée? Des études montrent que plusieurs individus prennent le volant avec un TA très élevé d'alcool et ne souffrent aucunement de problème d'alcool. De plus, la majorité des conducteurs éprouvent extrêmement de difficulté à estimer leur TA avec précision. Face à un abaissement, la majorité d'entre eux, considérant que les autorités sont moins tolérantes face à l'alcool au volant, réagissent en consommant une quantité moindre de boisson alcoolisée. La relation entre le TA et le risque de collision étant de type « dose-réponse » et de surcroît exponentielle, le fait que tous les conducteurs diminuent leur consommation d'alcool avant de conduire expliquerait aussi les réductions de collisions impliquant des TA variés (Royal, 2000).
Finalement, il faut rappeler que l'ensemble des évaluations portent sur des expériences où les peines encourues pour une infraction de CFA s'apparentent aux peines prévues dans le Code criminel canadien comprenant des sanctions telles que des amendes, des points d'inaptitude, l'obligation d'installer un antidémarreur éthylométrique et même l'emprisonnement. En fait, une seule étude rigoureuse s'est penchée sur l'effet d'une politique d'abaissement du TA permis pour la conduite d'un véhicule automobile qui ne prévoit que des mesures administratives. Cette étude portait sur la loi 178 introduite le 17 décembre 1981 en Ontario qui ne prévoyait qu'une suspension de douze heures du permis de conduire. Les résultats de cette étude montrent que cette mesure n'a eu qu'un effet de courte durée sur la proportion de victimes avec un TA positif.
Conclusion et recommandations
Considérant que :
- La performance lors de la conduite d'un véhicule automobile est négativement affectée à partir d'un TA de 50 mg/100 ml;
- La conduite d'un véhicule automobile à un TA de 50 mg/100 ml multiplie de manière significative le risque de collision avec blessures graves, voire mortelles;
- L'ensemble de la littérature confirme que l'abaissement de la limite du TA permis pour la conduite d'un véhicule automobile à 50 mg/100 ml est une mesure efficace pour prévenir les collisions et sauver des vies;
- L'efficacité de l'abaissement du TA s'observe autant auprès de conducteurs affichant des TA très élevé que des TA plus modestes; et que
- Les Canadiens et Québécois sont fortement préoccupés par les problématiques de sécurité routière liées à la conduite sous l'influence de l'alcool.
L'Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) recommande que le TA permis pour la conduite d'un véhicule automobile soit abaissé à 50 mg/100 ml.
L'INSPQ tient à rappeler que les expériences d'abaissement efficaces rapportées dans le présent avis allaient au-delà de l'imposition de mesures administratives. Elles étaient accompagnées de dispositions qui s'apparentent davantage à des modifications du Code criminel et introduisaient des sanctions telles que des amendes, des points d'inaptitude, l'obligation d'installer un anti démarreur éthylométrique et même l'emprisonnement. La seule évaluation rigoureuse de l'abaissement du TA assorti seulement d'une mesure administrative a été faite en Ontario (retrait du permis pour une période de douze heures). Cette étude ne rapporte que des effets de courte durée. Sur la base des données probantes présentées dans le présent avis, l'INSPQ conclut donc que pour être efficace, les mesures administratives seules ne seront probablement pas suffisantes pour obtenir les effets escomptés et qu'elles devront être accompagnées de sanctions suffisamment dissuasives qui tiennent compte de l'ampleur du risque occasionné par un dépassement de la limite de 50 mg/100 ml.
C'est pourquoi, conscient que le gouvernement provincial n'a pas le pouvoir de modifier le Code criminel canadien, l'INSPQ recommande que l'infraction pour une conduite avec un TA variant entre 50 et 79 mg/100 ml soit sanctionnée par des mesures pénales incluant minimalement des points d'inaptitude et des amendes.