Avis scientifique sur le dépistage néonatal de l'anémie falciforme : état des connaissances et enjeux pour le Québec
L'objectif du présent rapport de l'Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) est d'évaluer si l'information requise pour juger de « la pertinence d'inclure l'anémie falciforme au programme de dépistage néonatal québécois » est disponible et de qualité.
À quelles maladies s'intéresse-t-on?
L'anémie falciforme est une maladie héréditaire qui peut se manifester dès les premiers mois de vie par des complications aiguës sévères, pouvant entraîner le décès ou des séquelles. Elle se traduit aussi par la survenue progressive à partir de l'adolescence de complications chroniques affectant la qualité et l'espérance de vie. L'anémie falciforme résulte de la présence en deux copies, l'une héritée de la mère et l'autre héritée du père, d'une anomalie génétique touchant la structure de l'hémoglobine. On regroupe sous l'appellation syndrome drépanocytaire majeur (SDM) les formes qui se manifestent par une déformation en faucille des globules rouges, une anémie chronique et des crises douloureuses.
Que vise le dépistage néonatal?
Le dépistage néonatal (DN) vise à établir un diagnostic précoce pour pouvoir instaurer des mesures préventives telles que la prescription préventive de pénicilline, ou antibioprophylaxie, et la vaccination. Une éducation est également offerte aux parents pour leur permettre de reconnaître les premiers symptômes et les signes requérant une intervention médicale. L'effet escompté de ces mesures est une réduction de la morbidité et de la mortalité liées aux complications aiguës précoces.
À qui s'adresse le dépistage néonatal?
Le dépistage du SDM peut être offert soit à l'ensemble des nouveau-nés sous la forme d'un dépistage universel, soit aux nouveau-nés dont les parents sont originaires de régions à forte prévalence de SDM, auquel cas on parle de dépistage ciblé en fonction de l'origine ancestrale. Présentement, deux hôpitaux de la région de Montréal procèdent au dépistage, universel dans un cas et ciblé dans l'autre, sans que ces activités soient encadrées sous la forme d'un programme de santé publique. Dans d'autres hôpitaux du Québec, un dépistage ciblé opportuniste semble également se faire.
Dispose-t-on d'un test de dépistage fiable?
Le dépistage néonatal du SDM peut être réalisé sur du sang séché prélevé sur papier buvard au cours des premiers jours de vie. Les techniques analytiques les plus couramment utilisées, l'IEF et le HPLC, sont valides à condition de les utiliser en séquence. Elles offrent une haute spécificité et sensibilité. Néanmoins, ces tests de dépistage détectent aussi d'autres anomalies de l'hémoglobine, dont certaines sont bénignes, des anomalies dont la signification clinique n'est pas encore connue ainsi que des personnes généralement considérées comme des porteurs sains. La littérature sur la spectrométrie de masse en tandem (MS/MS) suggère qu'il s'agit d'une technique prometteuse, mais qui n'a pas encore fait ses preuves pour le dépistage néonatal du SDM.
Les mesures préventives et éducatives précoces sont-elles efficaces?
Un essai clinique randomisé a démontré l'efficacité de l'antibioprophylaxie, instaurée avant l'âge de 3 ans, à réduire l'incidence des infections invasives à pneumocoque. Une preuve de qualité modeste vient appuyer l'efficacité d'un programme d'éducation parentale à réduire la létalité liée aux séquestrations spléniques. Ces études ont motivé l'implantation du dépistage néonatal dans plusieurs pays parce que le dépistage néonatal permet de devancer notablement le diagnostic de SDM et est vu comme la seule façon d'instaurer les mesures préventives avant l'âge où les complications commencent à se manifester.
L'efficacité d'un programme de dépistage néonatal a-t-elle été démontrée?
Aucun essai clinique randomisé portant sur l'efficacité d'un programme de DN n'a été mené. Néanmoins, aux États-Unis et en Jamaïque, où le DN est implanté à des degrés variables depuis plusieurs années, une réduction significative de la mortalité a été décrite, particulièrement chez les enfants de moins de 4 ans. L'ensemble des données examinées portent à croire qu'un DN peut apporter des bénéfices aux enfants avec anémie falciforme et que ces bénéfices peuvent vraisemblablement être imputés à la mise en place de mesures préventives précoces. Ces études ne constituent pas des preuves solides de l'efficacité d'un programme de DN puisqu'elles ne reposent pas sur une comparaison directe du pronostic des enfants atteints avec et sans DN.
L'efficience des programmes de dépistage néonatal est-elle bien établie?
Plusieurs modélisations économiques s'appuient sur les données d'efficacité des mesures préventives discutées ci-dessus pour tenter d'extrapoler l'impact du DN à l'échelle de la population et de comparer les retombées présumées aux coûts du DN. Les analyses économiques suggèrent que le DN ciblé selon l'origine ancestrale serait coût-efficace par rapport à l'absence de DN dans la majorité des circonstances examinées. La plupart des analyses montrent aussi que le DN ciblé est généralement plus coût-efficace que le DN universel sauf à prévalence élevée.
Que connaît-on des risques associés au dépistage néonatal du SDM?
Les dommages potentiels relatifs à la santé semblent minimes et rares, mais des risques de nature psychosociale peuvent résulter de la nature sensible de l'information divulguée puisque le DN révèle un risque familial de maladie héréditaire. Les risques touchent donc l'ensemble de la famille de même que les communautés concernées. Des enjeux éthiques et sociaux sont soulevés par la divulgation du statut de porteur et par le dépistage ciblé.
Les bénéfices du dépistage néonatal l'emportent-ils sur les risques?
Pour les familles aux prises avec le SDM, l'équilibre des bénéfices et des risques penche en faveur des bénéfices, même si la qualité des données sur les bénéfices et risques laisse à désirer. C'est généralement cet argument qui est invoqué pour soutenir la mise en place d'un programme de dépistage néonatal populationnel du SDM. En revanche, les familles des porteurs sains sont susceptibles de subir une large part des risques psychosociaux, et elles sont plus nombreuses que les familles des enfants avec SDM.
Sur le plan populationnel, les bénéfices escomptés demeurent difficiles à estimer parce que les données proviennent d'études relativement anciennes obtenues dans des contextes socio-sanitaires différents du Québec et que l'on dispose de peu de données sur les trajectoires cliniques des enfants avec SDM. Avec un nombre annuel de naissances de l'ordre de 82 000, on peut s'attendre à détecter entre 25 et 45 nouveau-nés avec SDM par an et entre 450 et 850 porteurs au Québec. Compte tenu des profils d'immigration, le nombre attendu de naissances avec SDM est le plus élevé à Montréal et dans les régions limitrophes, et la prévalence dans ces régions pourrait justifier un dépistage universel si on se fie aux arguments économiques.
L'efficience et l'acceptabilité du DN dépendent cependant des modalités organisationnelles. Soulignons l'importance de l'information à transmettre aux parents, de l'obtention du consentement, de la détermination de l'origine ethnique ou ancestrale, de l'arrimage avec le laboratoire de DN, de la communication des résultats — et en particulier la divulgation du statut de porteur — et du suivi à long terme des enfants dépistés. Ces questions méritent d'être approfondies avant de tirer des conclusions fermes quant à la capacité de maximiser les bénéfices et de minimiser les risques psychosociaux du DN et de leur équilibre dans un contexte donné.
Conclusion
L'Organisation mondiale de la Santé (OMS) préconise le développement par les États aux prises avec le SDM de programmes intégrés de prévention et de prise en charge du SDM qui soient adaptés au contexte régional et qui puissent inclure ou non un dépistage néonatal dépendant des services et des ressources disponibles. Si le Québec décidait de suivre cette voie, l'INSPQ propose que la planification de ce programme intégré comporte plusieurs étapes évaluatives et décisionnelles échelonnées dans le temps, ainsi que la mise en place d'un projet de démonstration. En raison des incertitudes quant à l'ampleur des bénéfices et des risques du dépistage néonatal, il serait opportun de dresser un portrait plus complet des besoins et des options acceptables dans un premier temps.
Ces étapes cruciales seraient envisageables à court terme et incluraient : 1) une exploitation plus poussée des banques de données cliniques et administratives; 2) l'élaboration de guides de pratique fondés sur les données probantes; 3) une analyse éthique et juridique plus poussée; et 4) un dialogue avec les communautés concernées. Par la suite, un projet de démonstration de dépistage universel pourrait être conçu, implanté dans les régions où la prévalence à la naissance du SDM est la plus élevée puis évalué afin de déterminer si les bénéfices l'emportent sur les risques d'un point de vue populationnel dans le contexte du Québec.