Eau de Javel, polychloroisocyanurates et leurs produits de dégradation

Auteur(s)
Magali Labadie
M.D., responsable médical, Centre Antipoison et de Toxicovigilance de Bordeaux, France
Sandra Sinno-Tellier
M.D., Institut de Veille Sanitaire, Saint-Maurice, France
Jamel Daoudi
épidémiologiste, Institut de Veille Sanitaire, Saint-Maurice, France
Ingrid Blanc
M.D., responsable Mission Nationale, Centre Antipoison et de Toxicovigilance de Paris, France
Patrick Nisse
M.D., Centre Antipoison et de Toxicovigilance de Lille, France

Pour le Comité de Coordination de Toxicovigilance (CCTV) avec la participation des centres antipoison d’Angers, de Bordeaux, de Lille, de Lyon, de Marseille, de Nancy, de Paris, de Rennes, de Strasbourg et de Toulouse.

Résumé

Les expositions domestiques à l’eau de Javel, aux polychloroisocyanurates présents dans les produits ménagers ainsi qu’à leurs produits de dégradation en milieu acide ou ammoniaqué sont fréquentes, mais elles sont peu évaluées. Une étude rétrospective concernant les cas d’exposition à ces produits enregistrés par les Centres Antipoison et de Toxicovigilance (France) sur une période d’un an a été réalisée. En 2011, 5 452 cas d’exposition ont été répertoriés (57 % de ces cas étaient symptomatiques), et l’âge médian des personnes exposées était de 25 ans. L’exposition était accidentelle dans 93 % des cas, dont 70 % concernaient une ingestion. Dans 33 % des cas, l’exposition concernait des enfants de moins de 5 ans; les symptômes les plus fréquents notés pour ces enfants étaient : des vomissements (59 %), de la toux (10 %) et de l’irritation oropharyngée (8 %), toutefois aucune séquelle n’a été rapportée. Chez les personnes exposées âgées de plus de 5 ans, les symptômes les plus souvent notés étaient : des douleurs et de l’irritation oropharyngées (41 %), de la toux (26 %) et des vomissements (13 %). En tout, 74 cas graves (1,3 %) ont été identifiés (70 % d’origine accidentelle et 30 % attribuables à une conduite suicidaire), néanmoins aucun décès n’a été rapporté.

Introduction

L’eau de Javel, ou solution aqueuse d’hypochlorite de sodium, est utilisée lors du nettoyage domestique. En France, les préparations commerciales (voir la figure 1 dans le bulletin en version PDF) ont une concentration en chlore actif de 9,6 % (doses-recharges ou berlingots concentrés de 250 ml) ou de 2,6 % (bouteilles prêtes à l’emploi). Au moment de son utilisation, l’eau de Javel est souvent diluée. Cette dilution diminue son pouvoir irritant lié au pouvoir oxydant de l’ion hypochlorite ClO-. Il existe aussi des produits commercialisés sous forme de pastilles. Elles sont composées de polychloroisocyanurates qui, au contact de l’eau, libèrent de l’hypochlorite de sodium et de l’acide cyanurique. Enfin, les solutions aqueuses d’hypochlorite libèrent du dichlore en présence de produits acides (notamment les détartrants) et des composés chloroaminés au contact de l’ammoniac. L’ensemble de ces produits nommés produits « Javel » sont employés au sein de très nombreux foyers et cause des intoxications dont les mécanismes diffèrent selon la nature du produit considéré.

Les expositions aux produits domestiques représentent environ 30 % des appels reçus par les centres antipoison européens et 7,6 % des appels reçus par les centres antipoison américains. D’ailleurs, sur l’ensemble des appels reçus par les centres antipoison américains à propos des expositions à ce même groupe de produits, 10,4 % concernaient les enfants de moins de 5 ans(1,2). Les produits « Javel » figurent au premier rang de ces produits et motivent 3,5 % des appels aux centres antipoison américains. Ces derniers appels représentent 25 % des expositions signalées à des produits ménagers(1). La majorité des études publiées souligne le caractère bénin des expositions symptomatiques dont la létalité est très faible(1,3). Depuis 1993, aucune étude concernant exclusivement les expositions aux produits « Javel » n’a été réalisée en France à partir des expositions notées par les Centres Antipoison et de Toxicovigilance – CAPTV(4). Il est donc apparu opportun d’actualiser les données françaises en étudiant les cas d’exposition à ces produits, qui ont été enregistrés par les CAPTV en 2011 dans le cadre des travaux du Comité de Coordination de Toxicovigilance (CCTV) auquel participent tous les CAPTV français. Ainsi, un rapport à ce propos a été produit, et le présent article est tiré de ce rapport(5). L’objectif du présent article est de décrire les cas d’exposition aux produits « Javel » en milieu domestique ainsi que ceux attribuables au mélange inopportun de ces produits avec des produits acides ou ammoniaqués.

Méthodologie

L’étude présentée ici est une étude rétrospective des cas d’exposition aux produits « Javel » enregistrés dans le système d’information des CAPTV (soit le SICAP) entre le 1er janvier et le 31 décembre 2011. Ces cas étudiés concernent les accidents survenus chez les particuliers.

La population étudiée correspond à l’ensemble des cas d’exposition humaine survenant au domicile dans un contexte professionnel ou domestique, pour lesquels au moins un agent « eau de Javel » a été codé dans le dossier au moment de l’appel et enregistré en tant que tel dans le SICAP, et quels que soient :

  • la forme du produit « Javel » concernée (solution aqueuse d’hypochlorite, polychloroisocyanurate d’utilisation ménagère, exposition aux produits de dégradation des deux précédents lors des mélanges domestiques);
  • l’âge du patient;
  • la voie d’exposition.

Les cas d’exposition à des produits contenant de l’hypochlorite de sodium en solution vendus sous forme de mélanges ont été exclus ainsi que les cas où l’agent en cause était un galet de polychloroisocyanurate utilisé dans les piscines. Inversement, les expositions à des polychloroisocyanurates à usage domestique ont été prises en compte.

L’identification et la sélection des agents ont été effectuées à partir de la Base nationale des produits et des compositions (BNPC). Quant aux cas, ils ont été extraits de la Base nationale des cas d’intoxication (BNCI).

La sélection des cas graves a été réalisée :

  • pour l’ingestion sur l’obtention d’un stade supérieur ou égal à 2a de la classification de Zargar (lésions gastriques ou œsophagiennes) lors de la réalisation d’un examen endoscopique.
  • pour l’inhalation lorsqu’il y avait présence d’au moins un des signes suivants : bronchospasme/crise d’asthme, détresse respiratoire, œdème aigu du poumon, œdème pulmonaire lésionnel et syndrome de détresse respiratoire aiguë.
  • pour la voie oculaire lorsqu’il avait une kératite ou une lésion corrosive oculaire.

L’application Stata®v. 11 a été utilisée pour réaliser l’analyse descriptive des cas signalés entre le 1er janvier et le 31 décembre 2011. La réalisation d’un test de chi carré a permis de comparer les pourcentages, avec un risque α de 5 %. Enfin, il y a eu calcul de la proportion de cas exposés à l’eau de Javel sur tous les cas d’exposition (tous les agents confondus) enregistrés par les CAPTV pendant la même période. 

Résultats

Du 1er janvier au 31 décembre 2011, 5 452 expositions aux produits « Javel » ont été recensées par le réseau des CAPTV, et 57 % de ces expositions étaient symptomatiques. Elles représentaient 3 % des expositions concernant tous les agents confondus et 17 % des expositions de la classe agent « produit domestique ménager ». Il s’agissait quasi exclusivement de cas individuels.

En 2011, la moyenne mensuelle des cas d’exposition était de 454 avec une distribution superposable à celle de tous les cas d’exposition, quelle que soit la classe de l’agent en cause.

L’âge médian de la population étudiée était de 25 ans (25e percentile égalant à 2,8 ans et 75e percentile égalant à 49 ans). La classe d’âge des 0-4 ans constituait 33 % des cas d’exposition, alors que les classes d’âge des 20-39 ans et des 40-59 ans représentaient respectivement 20 % et 19 % des cas d’exposition. Le sexe-ratio (H/F) était pour sa part de 0,81.

L’âge médian des cas symptomatiques était de 32 ans (25e percentile égalant à 7 ans et 75e percentile égalant à 50 ans). Le nombre de cas symptomatiques (âge et sexe confondus) représentait 57 % de tous les cas d’exposition, et la proportion de cas symptomatiques variait significativement selon la classe d’âge (p < 10-4). Le nombre de cas symptomatiques de la classe d’âge des 0-4 ans était peu élevé (22 % des cas). À l’inverse, les classes d’âge des 20-39 ans et des 40-59 ans constituaient 26 % et 24 % des cas symptomatiques.

La très grande majorité des expositions (93 %) était d’origine accidentelle (31 % de ces expositions étaient reliées à un défaut de perception du risque et 28 % à un déconditionnement).

Quelle que soit la classe d’âge, l’ingestion restait la voie d’exposition la plus importante (70 % des cas). Pour les classes d’âge des 20-39 ans et des 40-59 ans, l’inhalation constituait une voie d’exposition importante, le plus souvent en lien avec des dégagements gazeux de chlore ou de chloramines provenant d’un mélange d’eau de Javel et d’une autre préparation (13 % des cas).

Les enfants de moins de 5 ans représentaient 33 % de la population étudiée, et le sexe-ratio (H/F) était de 1,35. Le défaut de perception du risque était la circonstance d’exposition la plus souvent rapportée (85 % des cas), suivi du déconditionnement (12 % des cas), tandis que l’ingestion était la voie d’exposition la plus fréquente (81 % des cas). Quant au pourcentage de cas asymptomatiques, il s’élevait à 62 %. Parmi les cas symptomatiques, les troubles observés étaient majoritairement des vomissements (59 % des cas). Dans 46 % des cas symptomatiques suivis, une guérison complète sans séquelle était notée (voir le tableau 1 dans le bulletin en version PDF).

Chez les plus de 5 ans exposés de manière accidentelle, 66 % étaient symptomatiques, et le sexe-ratio (H/F) était de 0,63. De plus, les classes d’âge des 20-39 ans et des 40-59 ans constituaient la majorité de ces cas symptomatiques (29 % dans chacune de ces classes). Quant au déconditionnement et à l’activité de bricolage/ménage, ils étaient les causes dominantes d’exposition. Alors que l’ingestion était la plus importante voie d’exposition, indépendamment de la classe d’âge (61%), l’inhalation représentait 26 % des cas d’exposition (n = 834/3 149). Enfin, dans cette étude, 38 % des personnes exposées étaient asymptomatiques.

Parmi les personnes exposées symptomatiques, les principaux symptômes observés étaient : de la toux (26 %), de l’irritation et des douleurs oropharyngées (41 %) ainsi que des vomissements (13 %). La guérison sans séquelle était très majoritaire (99 %) si on considère tous les cas (33 %) dont l’évolution était rapportée. Un cas avec une séquelle concernait la classe d’âge des 40-59 ans, soit un syndrome de Brooks (asthme non allergique apparaissant après une exposition accidentelle unique à un irritant à forte concentration) survenu après une inhalation en lien avec un dégagement gazeux de chlore ou de chloramines.

En tout, 341 expositions volontaires (82 % représentant des tentatives de suicide) ont été recensées, dont 71 % étaient symptomatiques, et le sexe-ratio (H/F) était de 0,89. La classe d’âge des 20-39 ans comprenait 39 % des cas d’exposition. Majoritairement, les expositions s’étaient produites par ingestion (93 % des cas d’exposition). Les vomissements (25 %) et les douleurs épigastriques (18 %) étaient les principaux symptômes notés. Les cas asymptomatiques représentaient 32 % du total des expositions volontaires. Parmi les 134 cas d’exposition dont l’évolution était rapportée, la guérison sans séquelle était majoritaire (99 %).

Parmi tous les types d’exposition confondus, 74 cas graves ont été identifiés : 70 % de ces cas étaient accidentels et 30 % volontaires (suicides et tentatives de suicide), et le sexe-ratio (H/F) était de 0,85. Aucun cas grave n’a été observé chez les enfants de moins de 5 ans. Les cas graves constituaient seulement 1 % de l’effectif total des cas d’exposition accidentelle, comparativement à 6 % des expositions volontaires (p < 10-4). Parmi ces cas graves, 63 % concernaient une inhalation attribuable à un dégagement gazeux de chlore ou de chloramines.

De ce fait, les principaux symptômes étaient de la dyspnée (46 %), des vomissements (19 %) et un bronchospasme/une crise d’asthme (21 %). Dans 51 % des cas graves, une guérison sans séquelle a été rapportée. Aucun décès n’a été noté parmi les cas graves.

Discussion

Dans cette étude, les expositions aux produits « Javel » représentent 3 % du total des expositions répertoriées par les CAPTV, dont 17 % font partie de la classe agent « produit domestique ménager ». En 2000, parmi les appels reçus au Centre antipoison de Nancy, les ingestions d’eau de Javel représentaient 3,5 % des appels et 25 % de la totalité des appels concernant les produits ménagers(1). Il s’agit donc d’une exposition fréquente et persistante au fil des années, et elle est en général accidentelle (93 % des cas).

Dans la très grande majorité des cas (70 %), il s’agit de l’ingestion d’un produit, mais la part des expositions par inhalation n’est pas négligeable (17 % des cas). Dans 33 % des cas, ce sont des enfants de moins de 5 ans qui sont concernés par ces expositions aux produits « Javel », toutes les voies d’exposition confondues. Le plus souvent, l’enfant s’intoxique parce que le produit a été laissé à sa portée. Mais cette circonstance est parfois associée à un déconditionnement. Par exemple, une bouteille d’eau minérale contenant de l’eau de Javel est laissée à la portée de l’enfant. Toutefois, les effets résultant de l’exposition des jeunes enfants aux produits « Javel » étaient généralement bénins dans cette étude. Au cours d’une étude française menée en 2002, des chercheurs avaient colligé toutes les observations concernant les enfants de moins de 15 ans admis en raison d’une intoxication au Centre Hospitalier Universitaire de Bordeaux : 80 % des enfants avaient moins de 5 ans et 32 % d’entre eux étaient admis en raison d’une intoxication par des produits ménagers(6). Les intoxications par les produits ménagers sont donc un motif fréquent de visite à l’hôpital avec un enfant. Arévalo-Silva et collab. ont constaté également ces données dans une étude israélienne réalisée en 2000 : ils rapportent une série de 50 patients symptomatiques admis en raison d’une ingestion de caustiques, et 50 % de ces patients étaient des enfants de moins de 5 ans; dans cette série, 26 % de la totalité des patients avaient ingéré de l’eau de Javel. Pour ce qui est des enfants de moins de 5 ans, il s’agissait d’ingestion accidentelle dans 100 % des cas(7). Riffat et collab. présentent une étude exclusivement pédiatrique conduite sur une période de 15 ans. Au cours de cette étude, les chercheurs ont relevé toutes les observations d’enfants ayant ingéré un caustique : parmi l’ensemble des intoxications par des caustiques, 20 % sont dues à l’ingestion d’hypochlorite de sodium; néanmoins, le suivi de ces enfants 5 ans après l’exposition n’a pas montré de séquelles contrairement aux autres caustiques – sténoses œsophagiennes séquellaires(8). En ce qui concerne les intoxications pédiatriques par ingestion, il y a prédominance des enfants de moins de 5 ans dans plusieurs études(1,3,4,6-9). Une étude publiée en 1997 mentionnait une série de 19 enfants âgés de 10 mois à 5 ans qui avaient ingéré de 5 à 120 ml d’eau de Javel. Le symptôme le plus fréquemment observé était les vomissements – 57%(3); dans les cas rapportés par les centres antipoison français, 43 % des enfants de moins de 5 ans ont présenté des vomissements.

Dans l’étude de Bates et collab., aucun cas de décès n’était noté chez les enfants, ce qui est également le cas dans les observations rapportées par les centres antipoison français(3). La bénignité des effets notés chez les jeunes enfants résulte probablement d’expositions non seulement à de faibles volumes, mais aussi à des produits à faible concentration.

Les chercheurs n’ont pas étudié les quantités possiblement ingérées, car elles sont très difficiles à évaluer, surtout chez l’enfant; il est raisonnable de penser que les quantités ingérées sont faibles eu égard au très mauvais goût des produits en cause, comme le confirme l’étude de Lambert et collab(1).

L’autre grande classe d’âge concernée est celle des adultes de 20 à 59 ans, puisqu’elle comprend 38 % des cas. Les adultes sont deux fois plus fréquemment symptomatiques que les enfants (73 % des adultes contre 38 % des enfants). L’irritation oropharyngée est présente chez 16 % des adultes exposés aux produits « Javel », alors qu’elle se manifeste chez 8 % des enfants de moins de 5 ans exposés à ces mêmes produits. Cette différence de gravité doit être pondérée par la probable sous-estimation de la douleur oropharyngée ressentie par le petit enfant dans cette étude : il se peut que le niveau de langage du jeune enfant ne lui permette pas forcément de verbaliser sa douleur. Cependant, les enfants sont souvent plus prudents que les adultes et goûtent avec précaution, alors que les adultes, surtout dans le cas de déconditionnement, ingèrent d’emblée une ou deux grosses gorgées, soit environ de 10 à 20 ml de produit. Par ailleurs, s’il est simple par téléphone de demander à un patient adulte d’examiner sa gorge et d’indiquer s’il constate une rougeur, il est difficile, voire impossible, de demander à des parents d’examiner la gorge d’un enfant peu docile. Enfin, peu d’entre eux sont amenés chez un médecin, et la caractérisation objective de ce symptôme, surtout chez l’enfant, n’est donc pas ou peu réalisée.

En ce qui a trait à la classe d’âge des 20-39 ans, les cas d’exposition se répartissent de façon égale entre ingestion et inhalation. Cette forte proportion d’exposition par inhalation est probablement en rapport avec la manipulation des produits « Javel » dans le cadre d’une activité ménagère.

Pour ce qui est des cas graves, 74 cas ont été répertoriés, et chaque dossier a été revu dans le détail : aucun décès n’a été constaté parmi les cas suivis. La mortalité exceptionnelle consécutive à une intoxication par les solutions aqueuses d’hypochlorite de sodium est confirmée dans quelques articles scientifiques, depuis la diminution des concentrations en chlore actif trouvées dans les berlingots(10-12). Un décès chez un adulte est néanmoins rapporté lors d’une ingestion volontaire ayant conduit à une hypernatrémie avec hyperchlorémie(13). Satar et collab. notent une série de 37 adultes dont l’âge moyen était de 31 ans; 24 avaient ingéré de l’hypochlorite de sodium – 86 % par accident et 14 % en vue de se suicider(14). Tous ont bénéficié d’une fibroscopie œsogastrique; 83 % de ces adultes présentaient des lésions de stade 0 ou de stade 1, et 17 % de stade 2, mais aucun n’avait de lésions de stade 3 (stades de la classification de Zargar). Ceci confirme la relative bénignité de ces intoxications en comparaison avec les intoxications par d’autres agents caustiques.

Dans l’étude des centres antipoison français, 65 % des expositions étaient accidentelles (toutes voies d’exposition confondues). Par ailleurs, les expositions professionnelles survenant au domicile n’ont pu être identifiées. En effet, il n’a pas été possible de discerner dans les dossiers étudiés l’exposition des femmes de ménage exerçant leur profession au domicile des particuliers. Pour ce qui est de l’inhalation, Bracco et collab. rapportent le cas (néanmoins peu documenté) d’une femme de 33 ans ayant présenté un tableau de syndrome de détresse respiratoire aiguë (SDRA) grave nécessitant 26 jours de ventilation mécanique à la suite de l’inhalation d’hypochlorite de sodium(13). Dans l’étude des centres antipoison français, les auteurs n’ont observé aucun cas d’intoxication par inhalation ayant requis une ventilation mécanique assistée.

Conclusion

Les intoxications par l’eau de Javel sont fréquentes, récurrentes, persistantes au fil des années et sont un motif courant de consultation auprès des CAPTV. Les données employées dans cette étude concernant plus de 5 000 cas d’exposition sont conformes à ce qui se trouve dans la littérature scientifique en termes de fréquence, de démographie, de symptomatologie et de gravité. Chez les enfants de moins de 5 ans, les intoxications par l’eau de Javel sont dues principalement à des ingestions, car l’eau de Javel a été laissée à la portée des enfants. Elles sont exceptionnellement graves. En revanche, il existe des cas graves d’intoxication volontaire par ingestion (tentatives de suicide); ces cas d’intoxication sont également assez bien documentés dans la littérature. Les indications et le délai éventuel de réalisation d’une fibroscopie œsogastrique ne sont toutefois pas clairement établis.

Des cas graves d’intoxication par inhalation de produits « Javel » surviennent aussi. Les symptômes respiratoires notés s’appliquent au mélange de l’eau de Javel avec d’autres produits chimiques conduisant à un dégagement gazeux de chlore ou de chloramines. Pour ces cas, l’étude des centres antipoison français n’a pas permis de se pencher sur les facteurs de risque prédisposant à un accident grave (confinement, nature du produit en cause, modalités de l’exposition, antécédents personnels du patient). Les intoxications par inhalation sont peu documentées dans la littérature en comparaison des intoxications par ingestion. Il n’y a pas en particulier de recommandation clairement établie sur les modalités de prise en charge médicale et les indications d’hospitalisation ainsi que sur la surveillance médicale à assurer. Une campagne de sensibilisation auprès du public, et très vraisemblablement auprès des personnes exerçant une activité professionnelle de ménage chez les particuliers, sur la dangerosité de mélanges associant produits « Javel » et acide fort, ou base forte pourrait être conduite en vue de diminuer le risque d’intoxication respiratoire accidentelle.

Remerciements

Ce travail a été rendu possible grâce à la collecte, par les CAPTV, des données sur l’activité quotidienne de réponse aux demandes de prise en charge et de suivi de dossiers, en particulier celle des CAPTV d’Angers, de Bordeaux, de Lille, de Lyon, de Marseille, de Nancy, de Paris, de Rennes, de Strasbourg et de Toulouse.

L’identification et la sélection de l’agent « eau de Javel » dans la Base nationale des produits et des compositions (BNPC) ont été effectuées par l’équipe du CAPTV de Nancy.

Enfin, les auteurs souhaiteraient remercier le Dr Robert Garnier, président du Comité de Coordination et Toxicovigilance, pour sa relecture attentive du document. 

Toxiquiz

Veuillez indiquer lequel des énoncés suivants est faux.

A. Les intoxications par l’eau de Javel à usage domestique ne sont jamais graves.

B. Les mélanges inappropriés d’eau de Javel avec des détartrants acides sont à l’origine d’un dégagement gazeux de chlore pouvant aboutir à un bronchospasme grave.

C. Le symptôme le plus fréquemment observé chez les patients de plus de 5 ans, victimes d’une intoxication par ingestion d’eau de Javel à usage domestique, est la douleur ou l’irritation oropharyngées.

D. L’eau de Javel est une solution aqueuse d’hypochlorite de sodium.

* Vous voulez connaître la réponse? Voir la section Réponses dans le bulletin en version PDF.

Pour toute correspondance

Dr Magali Labadie
Centre Antipoison et de Toxicovigilance d’Aquitaine et Poitou-Charentes
Hôpital Pellegrin, place Amélie Raba Léon
33 076 Bordeaux Cedex
France
Tél : +33 5 56 79 87 76
Fax : +33 5 56 79 60 96
Courriel : [email protected]

Références

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Labadie M, Sinno-Tellier S, Daoudi J, Blanc I, Nisse P. Eau de Javel, polychloroisocyanurates et leurs produits de dégradation. Bulletin d’information toxicologique 2015;31(4):27-34. [En ligne] https://www.inspq.qc.ca/toxicologie-clinique/eau-de-javel-polychloroiso…

Numéro complet (BIT)

Bulletin d'information toxicologique, Volume 31, Numéro 4, novembre 2015