Étude sur la migration du bisphénol A dans les biberons de polycarbonate

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Auteur(s)
Pierre Dumas
M. Sc., Chimiste, Institut national de santé publique du Québec
Louis St-Laurent
M. Sc., conseiller scientifique, Institut national de santé publique du Québec
Pierre Ayotte
Ph. D., toxicologue, chercheur, professeur titulaire, Institut national de santé publique du Québec, Université Laval
Lyse Lefebvre
B. Pharm., Pharmacienne, Institut national de santé publique du Québec

Introduction

En avril 2008, dans le cadre du Plan de gestion des produits chimiques, Santé Canada et Environnement Canada ont suggéré l’interdiction des biberons de polycarbonate par principe de précaution dans le but de minimiser l’exposition des nourrissons au bisphénol A (BPA). Des préoccupations quant à l’innocuité du BPA en particulier chez les enfants en bas âge ayant été soulevées dans certaines études, cette interdiction a été soumise en consultation aux divers organismes de santé pour 60 jours.

L’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ), afin de réagir adéquatement à cette consultation, a décidé de générer ses propres données de migration du BPA des biberons de polycarbonate (PC) réutilisables, jugeant celles disponibles dans la littérature inadéquates, en raison de l’utilisation de conditions de lessivage non réalistes.(1,2) Utilisant l’expertise acquise récemment par le laboratoire du Centre de Toxicologie du Québec (CTQ) concernant le dosage du BPA urinaire, la présente étude évalue la concentration en BPA dans le lait et le jus de pomme résultant de la libération de cette substance par les biberons en polycarbonate. Ces teneurs sont comparées à celles des mêmes liquides contenus dans d’autres types de biberons. Comparativement aux autres études de migration, celle-ci est la première à tester directement la migration dans le lait et le jus et ce, sous des conditions normales d’utilisation des biberons.

Le BPA (4,4’-isopropylidiènediphénol) est un composé chimique entrant dans la formulation du polycarbonate, un matériel plastique clair souvent utilisé dans la fabrication de contenants destinés à recevoir des liquides et boissons pour la consommation humaine. Ce type de plastique, par hydrolyse (figure 1, voir version pdf), peut libérer une certaine quantité de BPA qui se retrouve dans les liquides avec lesquels il est en contact.

Le BPA peut aussi être libéré dans les aliments et les boissons destinés à la consommation humaine, lorsque ceux-ci sont contenus dans des boîtes de conserve métalliques. Le bisphénol A provient dans ces cas du revêtement intérieur des boîtes de conserve fait de résine d’époxy servant de protection contre la corrosion du métal. Ce type de résine appelé éther de bisphénol A diglycidyle (BADGE) est fabriqué à base de BPA (figure 2, voir version pdf).

En général, le bisphénol A est considéré comme ayant une faible toxicité aiguë pour les animaux. Selon l’Union Européenne, il ne serait pas irritant pour la peau mais aurait un potentiel d’irritation pour les yeux et le système respiratoire.(4) Toutefois, il subsiste des inquiétudes concernant les effets possibles de cette substance sur la santé humaine, particulièrement chez les jeunes enfants. En effet, le BPA est un composé pouvant affecter le système endocrinien chez l’humain. En particulier, on suspecte que l’activité œstrogénique du BPA, laquelle est connue depuis 1930, pourrait être responsable d’effets néfastes tels une diminution de la fertilité, des retards de développement ou même le cancer(5,6).

Objectifs 

Les objectifs de la présente étude sont les suivants :

  • évaluer la teneur en BPA de différentes marques commerciales de lait et de jus de pomme;
  • évaluer la quantité de BPA dégagée dans le lait par les biberons neufs en polycarbonate de différentes marques commerciales sous des conditions normales d’utilisation;
  • évaluer la quantité de BPA dégagée dans le lait par des biberons neufs faits à partir de matériaux autres que le polycarbonate sous des conditions normales d’utilisation;
  • évaluer la quantité de BPA dégagée dans le jus de pomme comparativement au lait dans les mêmes types de biberons et sous les mêmes conditions que celles énumérées au point 3 et 4;
  • évaluer l’effet de l’usure des contenants sur la migration du BPA dans le lait.

Matériel et méthode

Collecte de lait et de jus de pomme soumis au dosage de BPA

Au total, 12 liquides dont 10 laits et 2 jus de pomme ont été analysés en duplicata pour déterminer leur teneur en BPA, soit :

  • lait de vache 2 % de marque commerciale A dans un contenant de plastique;
  • lait de vache 3,25 % de marque commerciale B dans un contenant de plastique;
  • lait de vache 3,25 % de marque commerciale A dans un contenant de carton;
  • lait de vache 3,25 % de marque commerciale C dans un sac de plastique;
  • lait maternisé prêt-à-boire de marque commerciale D dans une boite de conserve métallique;
  • lait maternisé prêt-à-boire de marque commerciale E dans une boite de conserve métallique;
  • lait maternisé concentré de marque commerciale D dans une boite de conserve métallique;
  • lait maternisé concentré de marque commerciale E dans une boite de conserve métallique;
  • lait maternisé en poudre de marque commerciale D dans une boite de conserve métallique;
  • lait maternisé en poudre de marque commerciale E dans une boite de conserve métallique;
  • jus de pomme de marque commerciale F dans un contenant de carton;
  • jus de pomme de marque commerciale G dans un contenant de verre.

Les laits maternisés en poudre et concentrés ont été reconstitués dans de l’eau exempte de BPA (< 0,2 µg/l) selon les instructions retrouvées sur leur emballage respectif.

Essais de migration du bisphénol A

Six types de biberons de divers matériaux ont été sélectionnés pour les essais de migration. Cinq d’entre eux étaient des contenants neufs achetés en pharmacie soit :

  • biberons de marque commerciale A fabriqués en polycarbonate;
  • biberons de marque commerciale A fabriqués en polycarbonate semi-rigide;
  • biberons de marque commerciale B fabriqués en polycarbonate;
  • biberons de marque commerciale B utilisant des sacs de plastique (solution alternative au polycarbonate);
  • biberons de marque commerciale C fabriqués en verre;
  • biberons de polycarbonate usagés de marques commerciales diverses provenant de dons de collègues.

Cinq biberons par type de contenant (3 pour les biberons en verre) ont été soumis aux essais de migration (voir photo ci-dessous).

Protocole d’évaluation de la migration du BPA 

  • Dans le lait : Tous les biberons ont d’abord été lavés au lave-vaisselle selon un cycle de lavage normal. Ensuite, chaque biberon a été rempli de 100 ml de lait de vache 3,25 % exempt de BPA (< 0,2 µg/l), puis a été laissé durant 16 heures à 4 °C au réfrigérateur. Chaque contenant a été chauffé au four à micro-ondes pendant 30 secondes pour élever la température du lait à environ 37 °C. Finalement, les échantillons de lait ont été analysés afin de déterminer leur teneur en BPA.
  • Dans le jus de pomme : Suivant les tests de migration dans le lait, tous les biberons ont été relavés au lave-vaisselle. Ensuite, chaque biberon a été rempli de 100 ml de jus de pomme exempt de BPA (< 0,2 µg/l), puis a été laissé durant 16 heures à 4 °C au réfrigérateur. Les échantillons de jus de pomme, une fois à température de la pièce, ont été analysés pour déterminer leur teneur en BPA.
  • Dans le lait (biberons usagés): Tous les biberons ont été soumis à 30 cycles de lavage au lave-vaisselle. Ensuite, chaque biberon a été rempli de 100 ml de lait de vache 3,25 % exempt de BPA (< 0,2 µg/l), puis a été laissé pendant 16 heures à 4 °C au réfrigérateur. Chaque contenant a été chauffé au four à micro-ondes pendant 30 secondes pour élever la température du lait à environ 37 °C. Finalement, les échantillons de lait ont été analysés pour déterminer leur teneur en BPA. 

Méthode analytique

Les échantillons de lait ou de jus de pomme ont d’abord été enrichis de BPA marqué au carbone 13 avant d’être soumis à une dérivation en présence de bromure de benzylpentafluoré pendant 2 heures à 70 °C. Le dérivé benzylpentafluoré de BPA fut par la suite extrait à l’aide d’un mélange d’hexane et de dichlorométhane. Les extraits, une fois concentrés, ont été analysés par chromatographie en phase gazeuse couplée à un spectromètre de masse en tandem (GC-MS-MS). La mesure des ions générés a été réalisée en mode MRM (Multiple Reaction Monitoring) avec une source fonctionnant en mode d‘ionisation chimique négative (NCI) initiée à l’aide de méthane.

Résultats

Teneur en BPA dans le lait et le jus de pomme

On constate clairement au tableau 1 (voir version pdf) que les seules teneurs en BPA supérieures à la limite de détection sont celles observées dans les laits vendus dans des boites de conserve métalliques. On note de plus que les teneurs en BPA varient d’une marque commerciale à l’autre. Cette contamination provient possiblement du revêtement interne de ce genre de contenant. Bien que les deux échantillons de lait maternisé en poudre aient aussi été conservés dans des boîtes métalliques, celles-ci ne sont probablement pas enduites de revêtement protecteur étant donné l’état solide du contenu.

On remarque également une excellente correspondance entre le premier et le deuxième résultat pour chaque échantillon analysé, preuve que les échantillons sont homogènes et que la méthode est reproductible.

Migration du BPA provenant des biberons vers le lait ou le jus de pomme

Selon les résultats du tableau 2 et 3 (voir version pdf) présentés sous forme de graphique à la figure 3 (voir version pdf), on constate les points suivants :

  • Il n’y aucune migration de BPA pour
  • les biberons fabriqués en verre ou utilisant des sacs de plastique;
  • Il y a migration de BPA autant dans le lait que dans le jus de pomme pour tous les biberons de polycarbonate;
  • Les biberons usagés de polycarbonate, montrant des marques évidentes d’abrasions physiques, n’ont pas induit une migration plus importante du BPA comparativement aux biberons neufs;
  • L’effet d’un lavage à 30 reprises au lave-vaisselle n’a pas augmenté le taux de migration observé initialement. Une tendance à la baisse semble même se démarquer;
  • Pour trois des quatre types de biberons de polycarbonate, le taux de migration était similaire dans le lait et le jus de pomme. Les biberons de polycarbonate semi-rigide ont démontré une migration nettement moins importante vers le jus de pomme, peut-être en raison du fait que le jus n’a pas été chauffé au four à micro-ondes;
  • Les taux de migration pour chaque biberon de même type sont de niveaux très semblables sauf, encore une fois, pour les bouteilles de polycarbonate semi-rigide clair, chacune semblant avoir un taux migration qui lui est propre;
  • Les niveaux de contamination en BPA provenant du phénomène de migration (entre 0,2 et 1,5 µg/l) sont du même ordre de grandeur, bien que moins élevés que la contamination retrouvée dans le lait maternisé conservé dans des contenants métalliques (entre 0,7 et 3,0 µg/l).

Conclusion

L’étude démontre que le lait maternisé contenu dans des boites de conserve constitue une source d’exposition au BPA. Le lait maternisé en poudre, le lait de vache et les jus de pomme sont exempts de contamination en raison du type de contenant utilisé pour leur conservation.

Tous les biberons neufs ou usagés de polycarbonate que nous avons testés induisent une migration du BPA dans le lait et le jus de pomme sous des conditions normales d’utilisation. Le taux de migration du BPA est similaire dans le lait et le jus de pomme (sauf pour un type de contenant).

Le degré d’usure du polycarbonate n’affecte pas ou très légèrement le taux de migration du BPA.

Selon les produits testés, l’apport en BPA du lait maternisé sous forme liquide en conserve est égal ou même supérieur à celui provenant de la migration du BPA des biberons de polycarbonate.

La combinaison d’un biberon de polycarbonate et de lait maternisé en conserve, dans le pire des scénarios de notre étude, aurait conduit à un apport de BPA de 620 ng par 100 ml de lait. Ceci correspond à une dose journalière maximale de 0,62 µg/kg de poids corporel (pc)/jr pour un enfant de 8 à 12 mois d’un poids moyen de 9 Kg consommant un maximum 900 ml de lait maternisé(7). Cet apport est 10 000 fois inférieur à la dose sans effet nocif observé (DSENO) établie chez les animaux par Tyl et coll. à 5 mg/kg de pc/jr, pour la toxicité systémique.(8,9) Il est aussi beaucoup plus faible que les doses de référence (doses journalières acceptables) de 16 à 50 µg pc/jr.(10,11)

Les biberons utilisant des sacs de plastique et les biberons de verre constituent une alternative pour diminuer l’apport en BPA pour les nourrissons.

L’utilisation d’un biberon en verre avec du lait maternisé en poudre constitue la meilleure combinaison pour limiter l’apport en BPA chez le bébé non allaité.

Références

  1. Brede C, Fjeldal P, Skjevrak I, Herikstad H. Increased migration levels of Bisphenol A from polycarbonate baby bottle after dishwashing, boiling and brushing. Food Addit Contam. 2003 Jul;20(7):649-9.
  2. Le HH, Carlson EM, Chua JP, Belcher SM. Bisphenol A is released from polycarbonate drinking bottles and mimics the neurotoxic actions of estrogen in developing cerebellar neurons. Tox Letters 2008; 176:149-56.
  3. Welshons WV, Nagel SC, vom Saal FS. Large effects from small exposures. III. Endocrine mechanisms mediating effects of bisphenol A at levels of human exposure. Endocrinology. 2006;147(6 Suppl): S56-69.
  4. Bureau européen des substances chimiques (BESC). European Union risk assessment report. CAS 80-05-7. 4,4’-isopropylidene diphenol (Bisphenol A). Vol. 37. Commission européenne, Bureau européen des substances chimiques, Substances existantes, 2003.
  5. Keri RA, Ho SM, Hunt PA, Knudsen KE, Soto AM, Prins GS. An evaluation of evidence for the carcinogenic activity of bisphenol A. Reprod Toxicol. 2007 Aug-Sep;24(2):240-52.
  6. Kuehn BM. Expert panels weigh bisphenol-A risks. JAMA. 2007 Oct 3;298(13):1499-503.
  7. Doré N, Le Hénaff D. Mieux vivre avec notre enfant de la grossesse à deux ans, guide pratique pour les mères et les pères. Québec. Institut national de santé publique du Québec 2008, 656 p.
  8. Tyl RW, Myers CB, Marr MC, Thomas BF, Keimowitz AR, Brine DR, Veselica MM et coll. Three-generation reproductive toxicity study of dietary bisphenol A in CD Sprague-Dawley rats. Toxicol Sci. 2002 Jul;68(1): 121-46.
  9. Tyl RW, Myers CB, Marr MC. Two-generation reproductive toxicity evaluation of bisphenol A (BPA; CAS no 80-05-7) administered in the feed to CD-1® Swiss mice (modified OECD 416). Research Triangle Park (NC): RTI International Center for Life Sciences and Toxicology, 2007.
  10. Autorité européenne de sécurité des aliments (EFS). Opinion of the scientific panel on food additives, flavourings, processing aids and materials in contact with food on a request from the Commission related to 2,2-bis(4-hydroxyphenyl)propane (Bisphenol A). Question number EFSA-Q-2005-100. The EFSA Journal, 428:1-75. 2006. Sur Internet : http://www.efsa.europa. eu/en/science/afc/afc_opinions.html Consulté le 15 octobre 2008.
  11. Willhite CC, Ball GL, McLellan CJ. Derivation of a bisphenol A oral reference dose (RfD) and drinking-water equivalent concentration. J Toxicol Environ Health B Crit Rev. 2008 Feb;11(2):69-146.

Dumas P, St-Laurent L, Ayotte P, Lefebvre L. Étude sur la migration du bisphénol A dans les biberons de polycarbonate. Bulletin d’information toxicologique 2008;24(1):9-15. [En ligne] https://www.inspq.qc.ca/toxicologie-clinique/etude-sur-la-migration-du-…

Numéro complet (BIT)

Bulletin d'information toxicologique, Volume 24, Numéro 1, octobre 2008