Élévation iatrogénique du chrome urinaire chez un travailleur

Volume 27, Numéro 3

Auteur(s)
Pierre-André Dubé
B. Pharm., Pharm. D., M. Sc., C. Clin. Tox., Pharmacien-toxicologue, Institut national de santé publique du Québec
Pascal-André Vendittoli
M.D., M. Sc., FRSC, Chirurgien orthopédiste, Hôpital Maisonneuve-Rosemont, Professeur adjoint de chirurgie, Université de Montréal

Introduction

Selon le programme de surveillance des maladies à déclaration obligatoire (MADO) au Québec, le seuil de déclaration obligatoire du chrome urinaire est de 100 nmol/l(1). Une valeur supérieure à ce seuil n’indique pas nécessairement qu’il y ait toxicité, mais bien que les autorités de santé publique doivent enquêter sur la raison première de cette élévation afin de prévenir d’éventuels problèmes. Si cette exposition provient du milieu de travail, l’employeur doit s’assurer d’effectuer les modifications requises afin de limiter l’exposition des travailleurs.

Les principales sources d’exposition environnementale au chrome sont généralement(2) :

  • l’électrogalvanisation;
  • la fabrication d’acier;
  • le tannage de peaux;
  • les colorants photographiques;
  • la synthèse de produits chimiques;
  • les pigments chromatés en lithographie;
  • les colorants pour goudron;
  • le composant dans le ciment;
  • l’agent de conservation de bois.

Malgré tout, d’autres sources d’exposition potentielles existent. Le cas suivant en fait la démonstration.

Cas clinique

Il s’agit du cas de CR, un homme à la mi-soixantaine, non-fumeur depuis presque 40 ans, opérateur d’une pelle mécanique depuis une vingtaine d’années pour une entreprise spécialisée dans le traitement de résidus inorganiques. Dans le cadre d’analyses urinaires périodiques obligatoires dans son milieu de travail, un chrome urinaire supérieur à la MADO est détecté en juin 2010. CR est donc arrêté de travailler pendant trois mois à titre préventif. Un hygiéniste du travail enquête sur les lieux et propose quelques modifications. Celles-ci sont acceptées par l’entreprise et appliquées dans un délai raisonnable. Malgré tout, la chromurie de CR demeure toujours élevée. En effet, les concentrations de chrome urinaire de CR étaient négligeables pendant plusieurs années. Le médecin du travail prescrit alors un dosage de métaux sanguins, où seul le cobalt est élevé. Malgré que CR soit actuellement asymptomatique, il faut se questionner quant à l’origine de cette élévation et si cette dernière peut être problématique. Les résultats des analyses toxicologiques sont présentés en ordre chronologique dans les tableaux 1 et 2.

Tableau 1 – Analyses toxicologiques de chrome urinaire

Métaux urinaires

2006
01

2007
10

2008
01

2009
01

2009
06

2010
06

2010
08

2010
09

2010
10

2010
12

2011
01

2011
04

Chrome (nmol/l)

< 6

< 5

< 5

33

51

140

76

56

79

71

67

74

Normale : 2-12 nmol/l. Seuil MADO : 100 nmol/l(1)

Tableau 2 – Analyses toxicologiques de cobalt sanguin

Métaux sanguins

2010
09

Cobalt (nmol/l)

23

Normale : 0-9 nmol/l. Seuil MADO : 17 nmol/l(1)

En mai 2011, une consultation est demandée auprès du pharmacien en toxicologie clinique de l’Institut national de santé publique du Québec. Une revue de la médication, des antécédents médicaux et des habitudes de vie est alors effectuée. À l’histoire, rien ne permet d’expliquer l’augmentation du chrome urinaire ni du cobalt sanguin à l’exception d’un fait : le patient a subi le 7 août 2008, une chirurgie de remplacement de la hanche. La prothèse totale de la hanche (PTH) installée lors de cette chirurgie était de type métal-métal et contenait donc un alliage métallique contenant du cobalt et du chrome. L’augmentation des concentrations de chrome étant postérieure à la chirurgie, l’exposition au chrome de CR pouvait ne pas provenir du milieu de travail, mais plutôt de la PTH installée en 2008. Le pharmacien suggère donc de faire parvenir les résultats d’analyses toxicologiques au chirurgien orthopédiste de CR, afin que celui-ci puisse assurer un suivi médical adéquat de sa PTH.

Discussion

Tout implant métallique inséré dans le corps humain peut libérer des ions métalliques par corrosion passive ou par usure de ses surfaces(3,4). Ces ions libérés localement sont ensuite transportés par le réseau sanguin, distribués dans plusieurs organes, et finalement filtrés par les reins pour être excrétés dans l’urine. La mesure des taux sanguins s’avère donc une représentation fiable de la production ionique de l’implant.

Certaines prothèses de la hanche présentent des surfaces de frottement en chrome et en cobalt et sont associées à une libération importante d’ions systémiques. Les valeurs sanguines attendues quelques mois après l’implantation d’une prothèse de la hanche avec surfaces de frottement métal-métal sont de 8,5 à 51 nmol/l (0,5 à 3 ug/l ) pour le chrome et le cobalt(5). Des préoccupations importantes concernant ces implants ont été soulevées récemment(6). En fait, des réactions indésirables locales ont été rapportées en fréquence inacceptable pour certains implants comme l’ASR de la compagnie Depuy qui a été retiré du marché par le fabricant(7). Une libération trop importante d’ions peut provoquer une réaction locale indésirable comme une inflammation, une perte osseuse ou une destruction musculaire(5). De façon systémique, une trop forte concentration de cobalt peut s’avérer cardiotoxique et neurotoxique(8,9). Les signes et symptômes d’une intoxication au cobalt incluent : atteinte visuelle, auditive et cognitive, cardiomyopathie, neuropathie périphérique, hypothyroïdie, éruptions cutanées(9).

En pratique clinique, le médecin orthopédiste se doit d’effectuer un suivi serré de ses patients porteurs d’une prothèse totale de la hanche avec surfaces de frottement en métal. Chez le patient avec une évolution clinique favorable (bonne fonction de sa hanche), une fonction rénale normale et un implant en position adéquate (moins de 60 degrés d’abduction au cotyle), il n’est pas recommandé de mesurer de façon systématique les taux d’ions sanguins. Un suivi clinique et radiologique annuel suffit.

Chez les sujets avec un implant reconnu problématique (comme l’ASR) ou présentant des douleurs à la hanche, il faut d’abord éliminer les causes de douleurs habituelles : infection, tendinite du psoas, lombalgie, bursite trochantérienne, descellement de l’implant, etc. Devant l’absence d’explication claire des symptômes, il est suggéré de procéder aux examens suivants :

  • échographie de la hanche;
  • résonance magnétique (RMN) avec réduction d’artéfacts métalliques;
  • dosage du chrome et du cobalt sanguins.

Avec l’échographie et la RMN, il faut rechercher la présence de liquide abondant articulaire ou péri articulaire en quantité anormale, une inflammation ou une destruction musculaire et la présence de tumeur(10). Dans le cas de destruction tissulaire ou en présence de pseudotumeur, il est suggéré de procéder rapidement au changement des surfaces métal-métal. Ces chirurgies présentent plusieurs défis et complications potentielles. Dans le cas d’effusion seule, un suivi échographique peut être effectué ou une révision peut être proposée si le patient est symptomatique.

En ce qui concerne les concentrations sériques de cobalt et de chrome, les valeurs maximales tolérables sont inconnues. De Smet et collab. rapportent que des taux sériques de chrome > 320 nmol/l (> 17 μg/l) et de cobalt > 320 nmol/l (> 19 μg/l) sont fortement associés à la présence d’une réaction indésirable aux débris métalliques(11). D’autres auteurs ont suggéré qu’une valeur de cobalt sérique > 120 nmol/l (> 7 ug/l) pourrait être considérée comme seuil problématique, et qu’une évaluation des fonctions cardiaque et neurologique devrait être effectuée(9). Par contre, aucune recommandation n’est actuellement basée sur des données probantes, ce qui laisse place à discussion.

Conclusion

Les sources de contaminations environnementales par métaux sont généralement bien connues ou cette information est facilement accessible. Cependant, il ne faut pas oublier que l’implantation d’articulations métalliques peut également être une source de contamination iatrogénique. Bien que cette dernière soit généralement négligeable, des conséquences cliniques peuvent résulter de cette pratique. La présence de symptômes devrait encourager le médecin traitant à effectuer des analyses toxicologiques urinaires et sanguines de métaux afin d’éliminer cette cause.

Pour toute correspondance

Pierre-André Dubé
Rédacteur en chef – Bulletin d’information toxicologique
Institut national de santé publique du Québec
945, avenue Wolfe, 4e étage, Québec (Québec)  G1V 5B3
Téléphone : 418 650-5115, poste 4647
Télécopieur : 418 654-2148
Courriel : [email protected]

Références

  1. Institut national de santé publique du Québec. Surveillance des maladies à déclaration obligatoire au Québec - Définitions nosologiques - Maladies d'origine chimique ou physique. Ministère de la santé et des services sociaux du Québec 2010-12; [En ligne] http://publications.msss.gouv.qc.ca/acrobat/f/documentation/2010/10-268-03.pdf (consulté le 2011-06-01).
  2. Ryan RP, Terry CE, Leffingwell SS. Toxicology desk reference - The toxic exposure and medical monitoring index. 5th ed. Philadelphia: Taylor and Francis; 1999.
  3. Vendittoli PA, Amzica T, Roy AG, Lusignan D, Girard J, Lavigne M. Metal Ion release with large-diameter metal-on-metal hip arthroplasty. J Arthroplasty 2011-02;26(2):282-288.
  4. Vendittoli PA, Roy A, Mottard S, Girard J, Lusignan D, Lavigne M. Metal ion release from bearing wear and corrosion with 28 mm and large-diameter metal-on-metal bearing articulations: a follow-up study. J Bone Joint Surg Br 2010-01;92(1):12-19.
  5. Delaunay C, Petit I, Learmonth ID, Oger P, Vendittoli PA. Metal-on-metal bearings total hip arthroplasty: the cobalt and chromium ions release concern. Orthop Traumatol Surg Res 2010-12;96(8):894-904.
  6. Crawford R, Ranawat CS, Rothman RH. Metal on metal: is it worth the risk? J Arthroplasty 2010-01;25(1):1-2.
  7. Cohen D. Out of joint: The story of the ASR. Br Med J 2011;342:d2905.
  8. Keegan GM, Learmonth ID, Case CP. A systematic comparison of the actual, potential, and theoretical health effects of cobalt and chromium exposures from industry and surgical implants. Crit Rev Toxicol 2008;38(8):645-674.
  9. Tower S. Cobalt Toxicity in Two Hip Replacement Patients. Epidemiology Bulletin - State of Alaska 2010-05-28; [En ligne] http://www.epi.alaska.gov/bulletins/docs/b2010_14.pdf (consulté le 2011-06-01).
  10. Kwon YM, Ostlere SJ, Lardy-Smith P, Athanasou NA, Gill HS, Murray DW. "Asymptomatic" Pseudotumors After Metal-on-Metal Hip Resurfacing Arthroplasty Prevalence and Metal Ion Study. J Arthroplasty 2011-06;26(4):511-518.
  11. De Smet K., De Haan R., Calistri A, Campbell PA, Ebramzadeh E, Pattyn C, et al. Metal ion measurement as a diagnostic tool to identify problems with metal-on-metal hip resurfacing. J Bone Joint Surg Am 2008-11;90 Suppl 4:202-208.

Dubé PA, Vendittoli PA. Élévation iatrogénique du chrome urinaire chez un travailleur. Bulletin d’information toxicologique 2011-07-15. [En ligne] https://www.inspq.qc.ca/toxicologie-clinique/elevation-iatrogenique-du-…

Numéro complet (BIT)

Bulletin d'information toxicologique, Volume 27, Numéro 3, juillet 2011