Utilisation de la physostigmine dans le traitement des intoxications par les anticholinergiques

Auteur(s)
Éric Villeneuve
B. Pharm., M. Sc., Pharm. D., BCPS, Pharmacien d’urgence, Centre universitaire de santé McGill
Sophie Gosselin
M.D., CSPQ, FRCPC, FAACT, Urgentologue et toxicologue médicale, CUSM, Consultante en toxicologie médicale, Centre antipoison du Québec, Consultante en toxicologie médicale, Poison & Drug Information Service, Alberta

Résumé

L’utilisation de la physostigmine à titre d’antidote est controversée depuis plusieurs années. Watkins et collab. ont entrepris une analyse rétrospective d’une base de données afin d’évaluer l’utilisation de la physostigmine lors d’intoxications par des substances ayant des effets anticholinergiques. Le recours à la physostigmine en thérapie unique diminue la fréquence d’intubation. Cependant, il y aurait augmentation de la rhabdomyolyse lorsque la physostigmine est utilisée seule ou en combinaison avec des benzodiazépines ou d’autres traitements. Antérieurement, la physostigmine était surtout employée lors d’intoxications par des agents à effets mixtes comportant une composante anticholinergique. Son utilisation devrait demeurer restreinte à un groupe de patients bien déterminé.

Introduction

Plusieurs médicaments vendus au Canada ont des effets anticholinergiques. Lorsqu’ils sont pris en surdose, ils peuvent entraîner de l’agitation, de la mydriase, des myoclonies, des hallucinations et des convulsions, de même qu’induire un coma, de l’anhidrose, de l’hypertension, de la tachycardie ainsi que de l’hyperthermie et de la rétention urinaire. On a recours à la physostigmine depuis plus de 100 ans comme antidote dans le traitement d’intoxications par des substances à effets anticholinergiques. Son utilisation a toujours été un peu controversée étant donné son profil d’effets indésirables non négligeables : arythmies cardiaques, convulsions, vomissements et bronchorrhées(1).

L’objectif de cet article est de présenter et de critiquer une étude récente évaluant des patients ayant développé un toxidrome anticholinergique. Il s’agit de l’analyse rétrospective de Watkins et collab. publiée en décembre 2014(2). Les auteurs ont analysé une base de données en considérant les renseignements sur des patients vus entre janvier 2012 et mars 2014. Cette étude, effectuée sur une période de 27 mois, visait à décrire les traitements utilisés en présence d’un toxidrome anticholinergique lors de consultations effectuées au chevet des patients par des toxicologues médicaux enregistrant les cas cliniques traités dans une banque de données pour laquelle il y avait une collecte prospective des données.

Méthode

Les auteurs ont consulté la base de données américaine ToxIC afin d’en extraire les informations sur les patients pour lesquels un toxidrome anticholinergique a été documenté. L’American College of Medical Toxicology a mis en place cette base de données en 2009 afin de favoriser la recherche multicentrique. Au moment où les recherches ont été menées pour la rédaction du présent article, quarante-cinq sites américains, un site canadien et un site israélien contribuaient à cette base de données. Afin que les données concernant un patient puissent être incluses dans la base de données ToxIC, un toxicologue médical doit avoir été consulté et doit avoir vu le patient au chevet. Les patients ayant développé un toxidrome anticholinergique étaient classés selon le traitement reçu : physostigmine, benzodiazépines, physostigmine et benzodiazépines, antipsychotiques ou aucun traitement spécifique pour contrecarrer les effets toxiques (anticholinergiques). Par ailleurs, les prévalences de rhabdomyolyse (créatinine kinase > 1 000 UI/L) et d’intubations endotrachéales ont été analysées. Enfin, la fréquence d’utilisation de la physostigmine en fonction de la nature de l’agent causal a aussi été évaluée. Cette étude avait été approuvée par le comité d’éthique de l’Université Washington de Saint-Louis.

Résultats

Durant la période couverte par la présente étude, 815 patients ont présenté un toxidrome anticholinergique. Parmi ces patients, 386 (47,4 %) n’ont pas reçu de traitement spécifique et seulement 101 (12,4 %) ont reçu de la physostigmine. La catégorie des antipsychotiques a été retirée des analyses étant donné que sur les vingt-deux patients (2,7 %) ayant reçu des antipsychotiques, un seul (< 0,1 %) n’avait reçu que des antipsychotiques. Les patients ayant reçu uniquement de la physostigmine ont été intubés moins souvent que les patients ayant reçu les autres traitements (1,9 % contre 8,4 %, rapport de cotes 0,21 IC95 % 0,05-0,87). Par contre, lors du traitement avec de la physostigmine, utilisée seule ou en combinaison, la proportion de cas de rhabdomyolyse était plus élevée (6,4 % contre 2,3 %, rapport de cotes 2,84 IC95 % 1,28-6,30). D’un autre côté, les patients traités avec des benzodiazépines, utilisées seules ou en combinaison, étaient intubés plus souvent (rapport de cotes 2,21 IC95 % 1,32-3,68), mais lors du recours aux benzodiazépines uniquement, il y avait moins de rhabdomyolyse (rapport de cotes 0,05 IC95 % 0,003-0,74). (Voir le tableau 1 dans le bulletin en version PDF.)

Les substances soupçonnées d’avoir été ingérées étaient très variées allant de substances à effets anticholinergiques et à autres effets (mixtes), ou à effets inconnus (antipsychotiques, antidépresseurs tricycliques, inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine/inhibiteurs de la recapture de la sérotonine et de la norépinéphrine, antiépileptiques, « mixtes », « inconnus » et « autres ») à des substances ayant un effet plus ciblé, principalement anticholinergique (antihistaminiques, plantes contenant des alcaloïdes anticholinergiques, benztropine et cyclobenzaprine). La population a été stratifiée selon les agents causaux. Le groupe de patients ayant ingéré des substances à effets mixtes a reçu de la physostigmine 15,1 % du temps par rapport au groupe ayant ingéré des substances à effets anticholinergiques, qui a reçu de la physostigmine 26,6 % du temps (p < 0,001). De plus, 23 des 44 patients qui avaient consommé de la cyclobenzaprine ont reçu de la physostigmine contrairement à 4 des 57 patients qui avaient pris des antidépresseurs tricycliques.

Parmi les 47 centres mentionnés dans la base de données, 29 ont rapporté avoir eu recours à la physostigmine. Cependant, 4 sites ont effectué 63 % de toutes les administrations de physostigmine.

Discussion

L’intoxication par des substances ayant des effets anticholinergiques est encore présente de nos jours. La mnémonique suivante aide les professionnels de la santé à se rappeler la présentation classique de ce toxidrome : blind as a bat (mydriase), red as a beet (vasodilatation), hot as a hare (hyperthermie), dry as a bone (anhidrose), mad as a hatter (hallucinations/agitation), bloated as a toad (iléus, rétention urinaire) and the heart runs alone (tachycardie). Une étude rétrospective portant sur 52 patients, publiée en 2000, a montré que le traitement avec de la physostigmine occasionnait moins de complications que le recours aux benzodiazépines seules et permettait un meilleur contrôle du delirium(3). Le groupe de patients traités avec de la physostigmine semblait inclure moins d’individus nécessitant une intubation, mais, comme tous les groupes étudiés étaient de petite taille, aucune conclusion définitive ne peut être formulée concernant l’effet de la physostigmine dans la réduction de la nécessité d’intuber les patients afin de protéger leurs voies respiratoires, intubation étant nécessaire en raison d’un état de conscience altéré.

La présente étude de Watkins et collab. est intéressante, car, au lieu de se concentrer seulement sur l’effet de la physostigmine sur le contrôle de l’agitation, elle se penche sur son efficacité à mitiger les conséquences les plus sérieuses du toxidrome anticholinergique, soit l’intubation visant à protéger les voies respiratoires et la rhabdomyolyse. Le contrôle de l’agitation à l’aide de la physostigmine ne se fait pas par l’intermédiaire du système GABA, en contraste avec le mode d’action des benzodiazépines, ce qui semble se traduire par une diminution des intubations lorsqu’elle est utilisée seule. Par contre, la physostigmine n’ayant pas d’effet sur le tonus ou la contraction musculaire, elle semble être associée à une absence d’effet protecteur ou positif lors de l’apparition de la rhabdomyolyse, alors que les benzodiazépines en diminuent l’incidence.

Toutefois, il existe de nombreuses limites à cette étude. Sa nature rétrospective restreint les informations à propos des patients, des interventions ainsi que des résultats. Peu de patients en tout ont été traités avec la physostigmine ou des benzodiazépines. Il aurait été intéressant d’avoir plus de détails sur les patients qui n’ont pas été traités avec l’une ou l’autre de ces molécules. Comme presque la moitié des patients n’a pas été soignée au moyen de l’une ou l’autre des options thérapeutiques comparées, le fait de connaître le nombre d’intubations et de cas présentant une rhabdomyolyse dans ce groupe aurait grandement facilité l’évaluation de l’efficacité de la physostigmine et des benzodiazépines.

Il serait intéressant d’instaurer un protocole d’utilisation de la physostigmine afin de standardiser la pratique dans les hôpitaux collaborant à la mise à jour de la base de données ToxIC. En effet, puisque la majorité des cas où il y a eu recours à la physostigmine (cas qui sont enregistrés dans la base de données ToxIC) provient d’un petit nombre de centres, cette concentration de cas peut influencer la généralisation des résultats. Les centres se servant de ToxIC peuvent observer une pratique similaire. À tout le moins, il existe probablement une pratique semblable en ce qui concerne les cas d’un même milieu vus par la même équipe. Étant donné que la fréquence des intoxications par des substances anticholinergiques ne paraît pas différente d’un endroit à l’autre, il faudrait que l’inscription dans la base de données ToxIC soit répartie plus également entre les centres participants afin d’évaluer si les pratiques sont homogènes ou non homogènes en matière de choix de traitement ou de décisions cliniques menant à des intubations.

Par ailleurs, comme les auteurs de cette étude le mentionnent dans leur discussion, la cardiotoxicité associée aux substances anticholinergiques demeure inquiétante surtout lors de l’ingestion d’antidépresseurs tricycliques. Il est préférable d’évaluer la fréquence cardiaque et la durée du complexe QRS sur l’électrocardiogramme avant d’administrer de la physostigmine même si les cas d’asystolie lors de son administration chez des patients souffrant d’intoxications aiguës par des antidépresseurs tricycliques sont controversés(4-6). Il est habituellement recommandé de ne pas administrer de physostigmine en présence de bradycardie importante ou de prolongation du complexe QRS afin d’éviter le risque d’arythmies fatales. Il aurait été intéressant que les auteurs rapportent les valeurs d’intérêt sur les électrocardiogrammes des patients de leur étude.

Conclusion

Le recours à la physostigmine pour soigner les patients intoxiqués par des substances anticholinergiques semble efficace en vue de diminuer la fréquence d’intubation lorsque le delirium et l’agitation rendent l’utilisation de benzodiazépines nécessaire et lorsque l’électrocardiogramme est satisfaisant en vue d’éliminer un trouble de conduction ou une toxicité des canaux sodiques. Il demeure important de bien choisir le contexte où cette approche sera priorisée.

Toxiquiz

Lequel des énoncés suivants est vrai?

Chez les patients intoxiqués par des anticholinergiques :

A.  l’utilisation d’une benzodiazépine seule ou en combinaison diminue la fréquence de rhabdomyolyse.

B.  le recours à la physostigmine seule augmente la fréquence de rhabdomyolyse.

C.  l’usage de la physostigmine seule diminue la fréquence de l’intubation.

D.  l’emploi d’une benzodiazépine seule diminue la fréquence de l’intubation.

* Vous voulez connaître la réponse? Voir la section Réponses dans le bulletin complet en version PDF.

Pour toute correspondance

Éric Villeneuve
Département de pharmacie
Centre universitaire de santé McGill
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Références

  1. Frascogna N. Physostigmine: is there a role for this antidote in pediatric poisonings? Curr Opin Pediatr. 2007;19(2):201-5.
  2. Watkins JW, Schwarz ES, Arroyo-Plasencia AM, Mullins ME, on behalf of the Toxicology Investigators Consortium investigators. The use of physostigmine by toxicologists in anticholinergic toxicity. J Med Toxicol. 2015;11(2):179-84.
  3. Burns MJ, Linden CH, Graudins A, Brown RM, Fletcher KE. A comparison of physostigmine and benzodiazepines for the treatment of anticholinergic poisoning. Ann Emerg Med. 2000;35(4):374-81.
  4. Slovis TL, Ott JE, Teitebaum DT, Lipscomb W. Physostigmine therapy in acute tricyclic antidepressant poisoning. Clin Toxicol. 1971;4(3):451-9.
  5. Pentel P, Peterson CD. Asystole complicating physostigmine treatment of tricyclic antidepressant overdose. Ann Emerg Med. 1980;9(11):588-90.
  6. Pentel P, Peterson C. Authors' reply: physostigmine and asystole. Annals of Emergency Medicine. 1981;10(4):229-30.

Villeneuve E, Gosselin S. Utilisation de la physostigmine dans le traitement des intoxications par les anticholinergiques. Bulletin d’information toxicologique 2015;31(4):13-16. [En ligne] https://www.inspq.qc.ca/toxicologie-clinique/utilisation-de-la-physosti…

Numéro complet (BIT)

Bulletin d'information toxicologique, Volume 31, Numéro 4, novembre 2015