Le sirop d'ipéca n'est plus recommandé au Québec
Volume 29, Numéro 2
Résumé
Le sirop d’ipéca ne fait plus partie des interventions du Centre antipoison du Québec à titre de décontaminant gastrique pour les empoisonnements par voie orale depuis environ 15 ans. Malgré tout, en 2012, le sirop d’ipéca est toujours disponible dans les pharmacies communautaires et les établissements de santé dans une proportion importante. Étant donné que ce sirop ne possède plus d’indication médicale et que son mésusage par certaines personnes est considéré comme une problématique de santé publique, les auteurs émettent certaines recommandations en lien avec le sirop d’ipéca.
Sirop d'ipéca
Le sirop d’ipéca, qui induit une vidange gastrique par vomissements provoqués, ne fait plus partie des interventions du Centre antipoison du Québec (CAPQ) depuis les 15 dernières années. Depuis 1997, les experts de l’American Association of Poison Control Centers (AAPCC), de l’American Academy of Clinical Toxicology (AACT), et de l’European Association of Poisons Centres and Clinical Toxicologists (EAPCCT), limitent l’utilisation du sirop d’ipéca dans leurs lignes directrices.(1-3) En effet, la littérature scientifique ne dispose que de faibles données probantes sur l’efficacité réelle du sirop d’ipéca comme méthode de décontamination gastrique en contexte d’empoisonnement. En novembre 2003, l’American Academy of Pediatrics (AAP) a également énoncé que le sirop d’ipéca ne devrait plus être recommandé de routine comme méthode de décontamination gastrique à domicile.(4) Certains pays, comme la Nouvelle-Zélande, ont retiré complètement le sirop d’ipéca de leur marché. Au Canada, la dernière mise à jour de la monographie du sirop d’ipéca effectuée en 2006 précise que ce dernier n’est plus recommandé pour le traitement des empoisonnements.(5) De plus, la monographie ne mentionne aucune autre indication médicale pour son utilisation.
Étonnamment, en juillet 2012, 43 % (105/242) des pharmacies communautaires québécoises ayant répondu à l’« Enquête provinciale sur la disponibilité en pharmacie communautaire de produits pour décontamination gastro-intestinale » avaient du sirop d’ipéca en stock. Une enquête réalisée à Houston au Texas en 2007 auprès de 128 pharmacies communautaires montrait un résultat presque similaire. Kelly et collab. ont effectué un sondage téléphonique avant et deux ans après les recommandations de l’AAP.(6) Ce sondage démontrait que le sirop d’ipéca était encore disponible dans plus de 50 % des pharmacies. Selon les commentaires recueillis lors de l’enquête québécoise, les pharmaciens évitent généralement de garder en stock des médicaments qui ne sont pas vendus afin d’éviter des pertes financières. Dans ce contexte, peut-on émettre l’hypothèse que plusieurs pharmacies vendent actuellement du sirop d’ipéca à leurs clients? Dans l’affirmative, on peut s’interroger sur l’indication médicale.
Pour ce qui est des établissements de santé, 67 % (52/78) ayant répondu à l’« Enquête provinciale sur la gestion et l’utilisation des antidotes au Québec », réalisée entre janvier et avril 2012, stockaient encore du sirop d’ipéca.
L’utilisation détournée de laxatifs et de sirop d’ipéca est bien connue chez les personnes souffrant de troubles de l’alimentation (p. ex., anorexie nerveuse, boulimie).(7) On rapporte que l’utilisation de sirop d’ipéca sur une longue période peut induire une cardiomyopathie potentiellement fatale.(8-12) L’Academy for Eating Disorders a publié en 2007 un énoncé de position qui mentionne qu’il est impératif que la Food and Drug Administration (FDA) des États-Unis retire le statut de médicament de vente libre au sirop d’ipéca.(13) Malgré que plusieurs industries pharmaceutiques aient cessé la production de sirop d’ipéca, il est encore disponible et mésusé aux États-Unis.(14)
Au Canada, toutes les formulations de sirop d’ipéca qui avaient été homologuées comme médicament (avec DIN) par Santé Canada ont été soit retirées par la compagnie, soit reclassées comme produit de santé naturel (PSN).(15,16) Selon la base de données des deux principaux fournisseurs des pharmacies du Québec, deux compagnies produisent du sirop d’ipéca. La première détient un NPN (numéro de produit de santé naturel) depuis 2008 pour « Utilisation en contexte d’urgence pour induire le vomissement en cas d’empoisonnement par voie orale » (figure 1).(17) Or, cette indication est clairement remise en question par les experts depuis 1997 comme mentionné plus haut. De plus, le sirop d’ipéca ne détient plus cette indication comme médicament au Canada depuis 2006. On peut se questionner sur les raisons qui ont fait qu’un produit qui n’est plus indiqué comme médicament émétique ait, deux ans plus tard, cette indication comme produit de santé naturel. Par ailleurs, la deuxième formulation disponible ne détient ni DIN, ni NPN, et elle est vendue par une compagnie se spécialisant dans la distribution des produits de préparation magistrale.(18)
Au Québec, selon le Règlement sur les conditions et modalités de vente des médicaments en vigueur depuis le 1er juillet 1998, le sirop d’ipéca est classé en annexe II.(19) Par conséquent, il ne peut être vendu que par un pharmacien et il doit être conservé dans une section de la pharmacie non accessible au public. Le pharmacien a donc le devoir de constituer un dossier pour chaque patient et d’y inscrire le sirop d’ipéca, de procéder à l’étude pharmacologique du dossier, et de communiquer les renseignements appropriés au patient. Le sirop d’ipéca a été classé dans l’annexe II par l’Office des professions du Québec pour les raisons suivantes :
- il est fortement recommandé de contacter le centre antipoison avant l’administration de sirop d’ipéca;
- le sirop d’ipéca est mésusé par certains patients boulimiques, entraînant un désordre électrolytique et de la cardiotoxicité;
- certaines personnes souffrant d’un trouble psychiatrique appelé « syndrome de Munchausen par procuration » peuvent administrer du sirop d’ipéca à leur enfant dans le but d’attirer l’attention sur lui;
- puisque que l’émétine contenue dans le sirop d’ipéca est excrétée lentement, l’ingestion de seulement 30 ml par jour produira des symptômes de myopathie cardiaque et squelettique, ce qui a provoqué plusieurs décès lorsque mésusé de façon chronique;
- l’ingestion accidentelle de sirop d’ipéca peut être extrêmement toxique.(20)
Quoique cette façon de faire soit moins « populaire » de nos jours, puisque le produit est moins disponible et accessible, certains sites ou blogues ont déjà suggéré l’administration de sirop d’ipéca à des jeunes pour provoquer volontairement des vomissements. L’étudiant pouvait ainsi faire semblant d’être malade afin de ne pas assister à ses cours.
Recommandations
Considérant que :
- le sirop d’ipéca n’est plus recommandé comme méthode de décontamination gastrique par la plupart des associations d’experts en toxicologie;
- le sirop d’ipéca n’est plus recommandé pour le traitement des empoisonnements selon la monographie canadienne officielle;
- les vomissements induits par le sirop d’ipéca pourraient retarder l’administration d’un décontaminant reconnu efficace tel le charbon de bois activé;
- le sirop d’ipéca n’a aucune autre indication médicale basée sur des données probantes;
- le sirop d’ipéca est maintenant reconnu comme produit de santé naturel par Santé Canada;
- le sirop d’ipéca est classé en annexe II selon le Règlement sur les conditions et modalités de vente des médicaments au Québec depuis 1998;
- le sirop d’ipéca a déjà été retiré du marché dans plusieurs pays;
- la capacité à se procurer du sirop d’ipéca favorise son utilisation détournée par des personnes souffrant de troubles psychiatriques ou de troubles de l’alimentation et le risque de cardiotoxicité associé à cette pratique;
- son utilisation détournée doit être considérée comme une problématique de santé publique.
Nous recommandons :
- que les formulations de sirop d’ipéca ne soient plus disponibles dans les pharmacies communautaires;
- que les formulations de sirop d’ipéca, ainsi que les protocoles d’utilisation associés, soient retirés des établissements de santé et des trousses de premiers soins ou d’antidotes;
- que Santé Canada évalue la possibilité de retirer du marché canadien les formulations de sirop d’ipéca (tant à titre de médicament que de produit de santé naturel).
Pour toute correspondance
Pierre-André DubéInstitut national de santé publique du Québec
945, avenue Wolfe, 4e étage, Québec (Québec) G1V 5B3
Téléphone : 418 650-5115, poste 4647
Télécopieur : 418 654-2148
Courriel : [email protected]
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Bulletin d'information toxicologique, Volume 29, Numéro 2, avril 2013
Le Bulletin d’information toxicologique (BIT) est une publication conjointe de l’équipe de toxicologie clinique de l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) et du Centre antipoison du Québec (CAPQ). La reproduction est autorisée à condition d'en mentionner la source. Toute utilisation à des fins commerciales ou publicitaires est cependant strictement interdite. Les articles publiés dans ce bulletin d'information n'engagent que la responsabilité de leurs auteurs et non celle de l'INSPQ ou du CAPQ.
ISSN : 1927-0801