La pharmacothérapie de la dépendance au tabac chez la femme enceinte

Auteur(s)
Emily G. McDonald
M.D., FRCPC, Interniste, Centre universitaire de santé McGill
Sophie Gosselin
M.D., CSPQ, FRCPC, FAACT, Urgentologue et toxicologue médicale, CUSM, Consultante en toxicologie médicale, Centre antipoison du Québec, Consultante en toxicologie médicale, Poison & Drug Information Service, Alberta

Résumé

Cet article présente les données de l’étude de Berlin et collab. concernant l’utilisation thérapeutique des timbres transdermiques de nicotine chez les patientes enceintes. Cette étude randomisée, prospective et multicentrique a été réalisée en France chez 402 femmes enceintes. Elle avait pour objectif de quantifier les taux d’abstinence des mères faisant partie d’un premier groupe ayant reçu un traitement de substitution nicotinique au moyen de timbres transdermiques ou ceux d’un deuxième groupe n’ayant reçu aucun traitement, de même que de quantifier les poids moyens de naissance de leurs poupons. Les résultats obtenus n’ont pas permis de démontrer l’effet des timbres transdermiques de nicotine sur les paramètres mesurés.

Introduction

Encore aujourd’hui, plusieurs décès sont attribués au tabagisme. Le risque auquel s’exposent les femmes enceintes consommant des produits du tabac est moins bien connu, néanmoins, le tabagisme est associé à un faible poids à la naissance, à des maladies placentaires telles que le placenta prævia et le décollement prématuré d’un placenta normalement inséré, ainsi qu’à la mort fœtale(1).

La grossesse représente un moment idéal pour convaincre les femmes d’arrêter de fumer dans l’espoir de voir leur cessation tabagique se poursuivre au-delà de l’accouchement et de l’allaitement. Même si l’abstinence complète n’est pas atteinte, la réduction du nombre de cigarettes fumées est bénéfique, autant pour la mère que pour l’enfant à venir.

Le taux de rechute en deçà de 6 mois post-partum est élevé, et les raisons de ces rechutes sont multifactorielles. En effet, les femmes enceintes qui sont les plus susceptibles de maintenir leur abstinence au tabac sont celles qui ont moins de fumeurs dans leur entourage personnel et professionnel, et qui sont encouragées par les autres fumeurs lorsque ces derniers s’abstiennent de fumer devant elles. Or, ces efforts et ces encouragements semblent moins soutenus après l’accouchement(2).

Les grandes fumeuses ne réussissent pas toujours à s’abstenir durant la grossesse uniquement à l’aide de soutien psychologique. C’est pour cette raison que les solutions de remplacement pharmacologiques s’adressent particulièrement à ce sous-groupe.

Par ailleurs, il est important de se poser des questions sur toutes les formes de nicotine possiblement consommées, incluant la nicotine potentiellement présente dans les cigarettes électroniques, étant donné que les campagnes publicitaires peuvent les proposer comme des solutions de remplacement sécuritaires.

Un récent article présente une revue des solutions de remplacement pharmacologiques les plus populaires, soit les timbres transdermiques, les gommes de nicotine, le bupropion et la varénicline(2). Quant au présent article, il discute de l’étude randomisée de Berlin et collab. au cours de laquelle l’une de ces méthodes thérapeutiques, c’est-à-dire les timbres transdermiques de nicotine, a été analysée(3).

Méthode

L’étude a été menée en France d’octobre 2007 à janvier 2013 dans 23 centres de maternité(3). Elle était randomisée et à double insu, et elle comprenait un groupe témoin devant recevoir un placebo. Le ministère de la Santé en France a subventionné cette étude dans le cadre d’un concours de bourses de recherche en santé publique. Le recrutement s’est fait au moyen d’affiches informatives distribuées par l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (INPES). Les critères d’inclusion étaient : personne adulte, gestation entre 9 et 20 semaines, couverture par une assurance maladie, tabagisme d’au moins 5 cigarettes par jour et score de motivation à la cessation tabagique d’au moins 5 sur une échelle de 10, alors que les critères d’exclusion étaient : refus de porter un timbre transdermique ou un timbre placebo; prise de neuroleptiques, d’antidépresseurs ou de tout autre anxiolytique en vue de traiter une maladie psychiatrique, présence d’une maladie de peau empêchant le port de timbres transdermiques, utilisation de tabac sous une autre forme que la cigarette, recours durant le mois précédant l’étude à une aide à la cessation tabagique telle que le bupropion ou la varénicline. Les participantes et le père de l’enfant, s’il était connu, ont signé un consentement écrit pour autoriser les chercheurs à obtenir les données du nouveau-né. Les participantes avaient 2 semaines après la première rencontre pour arrêter de fumer ou diminuer leur consommation à moins de 5 cigarettes par jour, ce qui était à ce moment un critère obligatoire en France pour être admissible à une thérapie de substitution nicotinique. L’intervention randomisée consistait à porter un timbre transdermique de nicotine. La dose de nicotine prescrite se trouvant dans les timbres chez les patientes randomisées de ce groupe d’intervention était ajustée pour donner une corrélation de 100 % avec l’estimation de la consommation tabagique antérieure. L’intervention par timbre transdermique débutait au moment où les participantes prenaient part à l’étude et se poursuivait jusqu’à leur accouchement. Plusieurs suivis ont été effectués : le premier, 2 semaines après la première visite afin de mesurer la concentration de cotinine salivaire; le deuxième, 2 semaines plus tard pour ajuster la dose du timbre transdermique; le troisième, 8 semaines après la cessation tabagique afin de mesurer de nouveau la concentration de cotinine salivaire; le quatrième, 12 semaines après l’abandon du tabac pour ajuster la dose au besoin. Par la suite, le suivi des participantes était assuré tous les mois jusqu’à l’accouchement.

Les responsables de l’étude se sont servis de timbres transdermiques diffusant de la nicotine durant 16 h à des doses de 10 ou de 15 mg (NicoretteMD, McNeil, Johnson & Johnson inc. – Helsingborg, Suède), et ils ont également eu recours à des timbres placebos identiques. Les ajustements de dose ont été faits avec un facteur de conversion de 0,1, en fonction des résultats de concentration de cotinine salivaire et d’une estimation a priori que l’apport nicotinique d’une cigarette représente l’équivalent de 1 mg de nicotine.

Lors des analyses statistiques réalisées a priori, les chercheurs ont eu recours à l’hypothèse nulle selon laquelle les agents de soutien à la cessation tabagique ne faisaient pas de différence dans le taux d’abstinence tabagique. Avec des taux d’abstinence spontanée de 65 à 81 %, un nombre de 219 patientes dans chacun des groupes était nécessaire pour détecter une différence de 10 % dans la consommation de nicotine des deux groupes et de 100 g dans les poids moyens des nouveau-nés de ces mêmes groupes avec un coefficient alpha de 0,05 et une puissance de 80 %. Le recrutement a été interrompu après la randomisation de 403 patientes compte tenu des délais imposés par l’organisme subventionnaire. 

Résultats

Berlin et collab. ont évalué 476 fumeuses enceintes pour la randomisation, et 76 ont été exclues pour diverses raisons (dont 53 femmes qui ont retiré leur consentement). En tout, 203 femmes ont été randomisées afin de recevoir un timbre de nicotine et 199 afin de recevoir un timbre transdermique placebo. Le taux de non-observance et de retrait de l’étude était élevé (environ 50 %) dans les deux groupes de l’étude. Quant aux caractéristiques de base, elles étaient similaires dans les deux groupes de même que la dose quotidienne moyenne de nicotine prescrite (18 mg de nicotine dans le groupe employant le timbre de nicotine comparativement à 19,2 mg dans le groupe employant le timbre placebo, p = 0,11). Quant à la durée médiane de prescription, elle était significativement plus longue pour le groupe employant le timbre de nicotine (105 jours contre 70 jours pour le groupe employant le timbre placebo, p = 0,03). Par ailleurs, les femmes faisant partie du groupe traité à l’aide du timbre de nicotine avaient des concentrations significativement plus élevées de cotinine dans leur salive que les femmes faisant partie du groupe traité à l’aide du placebo. Les concentrations salivaires moyennes de cotinine du groupe de participantes ayant recours au timbre de nicotine étaient de 119 mcg/L avec un tabagisme concomitant, de 108 mcg/L après 2 semaines de cessation tabagique et de 80 mcg/L 8 semaines après l’abandon du tabac. Ces valeurs étaient respectivement de 127 mcg/L, de 67 mcg/L et de 63 mcg/L (groupement par interaction de temps p < 0,001) dans le groupe de participantes ayant recours au timbre placebo.

Malgré des concentrations plus élevées de cotinine salivaire chez les femmes traitées à l’aide du timbre de nicotine par rapport aux femmes traitées à l’aide du timbre placebo, le taux d’abstinence complète a été faible dans les deux groupes. Donc, 11 femmes (5,5 %) traitées à l’aide du timbre de nicotine comparativement à 10 femmes (5,1 % traitées à l’aide du timbre placebo – rapport de cote 1,08; intervalle de confiance à 95 % de 0,45 à 2,60) sont restées abstinentes à partir de la date où elles ont cessé de consommer du tabac jusqu’à leur dernière visite avant l’accouchement (p = 0,87). À la deuxième semaine d’abandon du tabagisme, 62 % des femmes avaient rechuté; le délai médian de la première cigarette consommée après l’arrêt auquel les participantes s’étaient conformées pour l’étude était de 15 jours dans les deux groupes. L’observance du traitement demandant l’utilisation du timbre transdermique de nicotine ou l’emploi du timbre transdermique placebo ne différait pas entre les groupes.

Discussion

Dans cette étude clinique, après la randomisation des femmes enceintes faisant partie du groupe traité à l’aide du timbre de nicotine ou de celui traité à l’aide du timbre placebo, il n’y avait pas de différence statistiquement significative dans les taux d’abstinence au tabagisme. Les chercheurs ont ajusté les doses de nicotine en fonction des concentrations de cotinine salivaire, en utilisant une conversion de 1 mg de nicotine par jour, ce qui équivaut à environ 10 mcg/L de cotinine salivaire. Ces données proviennent d’une étude précédente portant sur 10 hommes et sur 10 femmes non enceintes(4).Il n’est pas certain que le taux de conversion utilisé peut s’appliquer à la condition physiologique différente de la grossesse.

Les avantages de l’étude de Berlin et collab. étaient l’emploi de la randomisation dans le protocole de l’étude, le recours à l’essai à simple insu et l’utilisation d’un placebo. Comme le recrutement dans le contexte de cette étude était suffisant, il s’avère que la détection d’une différence de cessation tabagique entre la date d’abandon du tabac et la date d’accouchement de 10 % dans le groupe ayant recours au timbre placebo et de 20 % dans le groupe ayant recours au timbre de nicotine (α = 0,05, 1-β = 80, deux tests unilatéraux) devait donc être possible. Bien que les auteurs affirment que l’emploi de la concentration de cotinine dans la salive afin de doser correctement la quantité de nicotine à administrer par un timbre transdermique est une force de leur étude, cela dépend de la véracité de la prémisse selon laquelle la cotinine dans la salive est une mesure précise de la quantité de nicotine circulante pendant la grossesse. En effet, la cotinine salivaire peut ne pas précisément refléter les besoins en nicotine des fumeuses enceintes pour éviter les envies de fumer. Quoique peu de données existent dans ce domaine précis, quelques petites études notent que les concentrations de cotinine durant la grossesse peuvent être nettement moindres que dans les populations non enceintes(5,6).

Même si cette étude ne prouve pas hors de tout doute l’inefficacité de la thérapie de remplacement de la nicotine pendant la grossesse, elle contribue quand même positivement aux données de sécurité. Peu d’événements indésirables graves ont été rapportés, mis à part une légère élévation de la pression artérielle diastolique. Cet effet secondaire devrait être exploré dans de futures études afin de déterminer sa reproductibilité et sa possible association à la thérapie de remplacement de la nicotine ou à d’autres facteurs reliés à la grossesse.

Conclusion

La pharmacothérapie devrait être envisagée au moment de conseiller les femmes enceintes sur l’abstinence tabagique durant la grossesse compte tenu des effets nocifs considérables et bien documentés de la nicotine et de certains autres produits de combustion contenus dans les cigarettes sur le développement fœtal.

Les médicaments proposés pour le sevrage tabagique incluent la thérapie de remplacement de la nicotine par des timbres transdermiques, le bupropion à libération prolongée et la varénicline. Or, les données de sécurité sont inconnues en ce qui a trait à l’usage de la varénicline durant la grossesse. De leur côté, le bupropion et la thérapie de remplacement de la nicotine ne semblent pas augmenter le risque de malformations majeures(7). De plus, les essais contrôlés randomisés sur l’efficacité du bupropion dans la cessation tabagique pendant la grossesse sont jusqu’à présent insuffisants. Les données disponibles proviennent essentiellement d’une étude observationnelle, prospective et contrôlée dans laquelle les fumeuses enceintes traitées à l’aide du bupropion avaient un taux d’abandon tabagique plus élevé (45 %) par rapport aux participantes témoins (14 %) qui n’avaient pas été traitées(8).

Des doses plus élevées de nicotine peuvent être nécessaires durant la grossesse au cours d’une thérapie de remplacement, mais cette élévation des doses demeure un sujet à étudier. Toutefois, de nouvelles études devraient examiner l’efficacité de thérapies en combinaison pouvant contribuer à l’abandon du tabac pendant la grossesse, étant donné que cette approche a démontré un effet supérieur au sein des populations non enceintes.

Toxiquiz

2. Lequel des énoncés suivants est vrai?

A.  Les timbres nicotiniques ont établi leur efficacité à réduire le tabagisme chez les femmes enceintes.

B.  L’utilisation des timbres nicotiniques n’a pas occasionné d’effets secondaires importants.

C.  Le métabolisme de la nicotine n’est pas modifié durant la grossesse.

D.  Des méta-analyses ont démontré l’efficacité des substituts de nicotine pour favoriser l’abstinence tabagique durant la grossesse.

* Vous voulez connaître la réponse? Voir la section Réponses du bulletin complet en version PDF.

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Sophie Gosselin
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Références

  1. Varner MW, Silver RM, Rowland Hogue CJ, Willinger M, Parker CB, Thorsten VR, et al. Association between stillbirth and illicit drug use and smoking during pregnancy. Obstet Gynecol 2014;123:113–25.
  2. Phelan S. Smoking cessation in pregnancy. Obstet Gynecol Clin North Am. 2014;41(2):255‑66.
  3. Berlin I, Grangé G, Jacob N, Tanguy ML. Nicotine patches in pregnant smokers: randomised, placebo controlled, multicentre trial of efficacy. BMJ 2014;11:348; g1622.
  4. Benowitz NL, Jacob P 3rd. Metabolism of nicotine to cotinine studied by a dual stable isotope method. Clin Pharmacol Ther 1994;56(5):483-93.
  5. Rebagliato M, Bolúmar F, du V Florey C, Jarvis MJ, Perez-Hoyos SP, Hernández-Aguado I, et al. Variations in cotinine levels in smokers during and after pregnancy. Am J Obstet Gynecol 1998;178(3):568-71.
  6. Ogburn PL N Jr, Hurt RD, Croghan IT, Schroeder DR, Ramin KD, Offord KP, et al. Nicotine patch use in pregnant smokers: nicotine and cotinine levels and fetal effects. Am J Obstet Gynecol 1999;181(3):736-43.
  7. Cressman AM, Pupco A, Kim E, Koren G, Bozzo P. Smoking cessation therapy during pregnancy. Am J Obstet Gynecol [En ligne]. 2012 [cité le 25 avril 2015]; 58(5):525-7. Disponible : http://www.motherisk.org/prof/updatesDetail.jsp?content_id=975
  8. Chan B, Einarson A, Koren G. Effectiveness of bupropion for smoking cessation during pregnancy. J Addict Dis 2005;24(2):19-23.

McDonald EG, Gosselin S. La pharmacothérapie de la dépendance au tabac chez la femme enceinte. Bulletin d’information toxicologique 2015;31(2):9-12. [En ligne] https://www.inspq.qc.ca/toxicologie-clinique/la-pharmacotherapie-de-la-…

Numéro complet (BIT)

Bulletin d'information toxicologique, Volume 31, Numéro 2, mai 2015