Ampleur des comportements d’agression et de victimisation en milieu scolaire québécois

La violence à l’école : une préoccupation mondiale

La violence à l’école est un sujet étudié systématiquement depuis près de 40 ans partout dans le monde occidental. Toutefois, lorsque l’on prend connaissance de l’ensemble de ces études, il n’est pas toujours facile de se faire une idée définitive des taux de prévalence en raison des très grandes variations qui s’observent d’une étude à l’autre. En effet, ces dernières rapportent des taux de victimisation (ou d’actes de violence subis) variant entre 6 % et 45 % des jeunes, selon les pays et les méthodologies employées (âge des répondants, types de violence, fréquence des comportements subis ou agis, période étudiée, formulation des questions, techniques d’échantillonnage utilisées, etc.) [18–20]. Bien qu’une certaine prudence doive être de mise avec ce type d’études, celles-ci permettent néanmoins d’obtenir une vision d’ensemble des aspects particulièrement saillants du phénomène (ex. : l’intimidation subie).

Parmi les initiatives internationales présentant une méthodologie fiable ayant cherché à mesurer l’ampleur du phénomène figure l’Enquête longitudinale sur les comportements de santé des jeunes d’âge scolaire (Enquête HBSC – Health Behaviour in School-aged Children), menée depuis 1982 par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en collaboration avec plus de 40 pays [21]. En 2010-2011, cette enquête révélait qu’au Canada, près de 20 % des jeunes déclaraient avoir été intimidés au moins une fois au cours « des derniers mois » (formulé tel quel dans le questionnaire que les jeunes ont rempli) précédant l’enquête, le nombre de cas de victimisation diminuant entre la 6e année du primaire (filles : 31 %, garçons : 26 %) et la 10e année (filles : 23 %, garçons : 15 %). Toutes années confondues, le pourcentage d’élèves ayant déclaré avoir été fréquemment victimes d’intimidation (au moins une fois par semaine) était quant à lui de 3 % chez les garçons et de 8 % chez les filles. Cette enquête rapporte aussi qu’au Canada, les filles déclarent davantage subir de l’intimidation indirecte (ex. : commérage, exclusion), forme d’agression qui, selon les données, diminuerait progressivement avec l’âge des répondantes. Toujours dans cette même étude, près de 18 % des filles canadiennes ont aussi déclaré avoir été cyberagressées (ex. : harcèlement par les réseaux sociaux ou les téléphones cellulaires), contre 15 % chez les garçons [22].

Ampleur des comportements d’agression et de victimisation dans les écoles du Québec entre les élèves

Au cours des 17 dernières années, trois grandes enquêtes menées sur le terrain ont permis de brosser un portrait assez complet des manifestations de la violence vécue en milieu scolaire et en périphérie de ce dernier, ainsi que des liens avec les manifestations de violence dans le cyberespace. Plusieurs chercheurs québécois ont aussi contribué à mieux faire connaître le phénomène de la violence vécue par les élèves, en particulier autour de la question des similitudes et des différences entre les garçons et les filles [23,24].

La première de ces enquêtes de grande envergure menée au Québec, L’Enquête sur la violence dans les écoles québécoises – EVEQ –, a été réalisée entre 1999 et 2005 auprès d’écoles publiques comportant une clientèle scolaire de milieux socio-économiques très diversifiés [25,26]. Elle a été réalisée auprès des élèves et du personnel scolaire, et décrivait pour la première fois un large éventail de conduites d’agression (surtout directes) rapportées en tant que comportements subis, agis ou perçus. Toutefois, compte tenu de la période couverte, cette enquête ne dispose d’aucune donnée concernant la cyberviolence. Une synthèse des résultats obtenus par l’EVEQ révèle notamment que parmi les élèves de 4e, 5e et 6e année du primaire, 44 % disent avoir été victimes au moins une fois au cours de l’année scolaire d’insultes, 29 % de menaces, et 20 % de violence physique. De légères différences ont été observées chez les élèves du secondaire, 50 % d’entre eux déclarant avoir été la cible d’insultes, 31 % de menaces, 33 % de vols et 16 % de violence physique. Les analyses réalisées à la suite de cette vaste enquête ont permis de faire plusieurs constats. Le premier de ces constats est qu’il n’existait pratiquement pas de différences entre les niveaux de défavorisation socio-économique des écoles concernant la violence subie (de la part des autres élèves) ou perçue par les élèves et les membres du personnel. Concrètement, cela signifiait qu’il y avait des écoles de milieux socio-économiques très favorisés qui avaient des taux d’agression subie et perçue particulièrement élevés, alors que ces taux pouvaient être très bas dans des écoles de milieux très défavorisés sur le plan socio-économique [27,28]. Sans nier la possibilité d’une influence des facteurs socio-économiques et socioculturels, ce constat fait ressortir l’importance du milieu – « l’effet-école » – dans la création et le maintien d’un contexte de vie favorisant des conduites, des relations interpersonnelles et un climat scolaire général appropriés [28,29].           

Le second constat concerne la relation entre le niveau d’agression subie et perçue par les enseignants et le nombre d’années d’expérience. Les analyses montrent clairement une relation inverse entre le nombre d’années d’expérience des enseignants et le niveau d’agression subie rapportée ainsi que perçue [27]. En d’autres termes, les enseignants en début de profession rapportent subir plus de violence de la part des élèves et en percevoir également significativement plus que leurs collègues qui sont plus avancés dans la profession. Ces résultats soulèvent un certain nombre de questions concernant, d’une part, le niveau de formation des enseignants face à certaines situations pouvant créer des réactions violentes de la part des élèves, mais également sur les conditions d’insertion professionnelle et de précarité dans l’exercice des jeunes enseignants (par exemple, une très grande mobilité faisant en sorte que les jeunes enseignants sont souvent déplacés d’un milieu à un autre).

De son côté, l’Enquête québécoise sur la santé des jeunes au secondaire (EQSJS), réalisée durant l’année scolaire 2010-2011, a permis entre autres de faire certains constats concernant la violence à l’école [30]. De plus, pour la première fois dans une recherche d’envergure, portant sur plus de 63 000 jeunes, les manifestations de cyberintimidation rapportées par les adolescents québécois ont été examinées. Les données obtenues par l’EQSJS révèlent qu’en 2010-2011, le tiers (36 %) des élèves de la 1re à la 5e secondaire déclarait avoir été victimes de violence à l’école ou sur le chemin de l’école. L’EQSJS révèle par ailleurs qu’il existe des différences importantes entre les garçons (42 %) et les filles (29 %). Les actes de cyberintimidation subis au moins une fois pendant l’année scolaire concernaient 5 % des élèves du secondaire, les filles en étant deux fois plus souvent victimes (7 %) que les garçons (3,9 %). Toutefois, parmi les victimes de cyberintimidation, très peu d’entre elles (4,7 %) rapportent l’avoir été très souvent [31]. Ces derniers résultats indiquent que la cyberintimidation fait partie d’un ensemble d’agressions que peut subir un élève à travers son vécu scolaire. Cette conclusion rejoint celles issues de nombreuses autres recherches dans le domaine [12]. Dans cette perspective, même s’il apparaît que l’agression directe et indirecte, vécue à l’école ou en périphérie de cette dernière, touche un plus grand nombre d’élèves que la cyberintimidation, il ne faut surtout pas minimiser l’importance ni le rôle de ce phénomène. En effet, les réseaux sociaux et l’Internet sont appelés à prendre de plus en plus d’importance, sans compter le véritable essor technologique des 10 dernières années en matière d’application mobile via notamment les téléphones intelligents. Les recherches démontrent clairement une filiation entre la violence vécue à l’école et dans le cyberespace qu’on ne peut ignorer [12,15]. Cette réflexion doit notamment se faire en étroite relation avec le cheminement scolaire de nos adolescents et préadolescents. En effet, l’EQSJS a également mis en évidence le fait que la cyberintimidation touche plus souvent des élèves au début du secondaire (46 % du total des cyberintimidations) que ceux en 5e secondaire (27 %).

La troisième grande enquête que nous présentons se veut la plus ambitieuse et la plus complète à avoir été réalisée dans les milieux scolaires québécois. Elle est basée sur un vaste réseau de veille et de collecte d’informations concernant les multiples manifestations de violence dans les écoles primaires et secondaires du Québec. Ce réseau a été mis sur pied il y a quelques années par l’équipe de recherche sur la sécurité et la violence dans les écoles québécoises (SEVEQ), grâce à la collaboration étroite avec le ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur et plusieurs commissions scolaires du Québec. Depuis 2012, grâce à ce réseau, Beaumont et ses collaborateurs effectuent un monitorage national de manière biennale afin d’évaluer divers aspects liés à la violence dans les écoles québécoises [2]. Cette veille se poursuivra au moins jusqu’en 2019 et même au-delà, fort probablement. Dans le cadre de ses activités, ce réseau a développé un questionnaire qui a été rempli par les élèves ainsi que le personnel scolaire de plus de 200 écoles québécoises en 2013 et en 2015. Cet instrument couvre l’ensemble des catégories d’agressions directes et indirectes, ainsi que la cyberintimidation, qui sont décrites à la section précédente (figure 1). Ces catégories couvrent à la fois la perception des actes posés dans l’environnement, ainsi que celles subies par le répondant. Outre les agressions provenant des pairs, les élèves pouvaient aussi rapporter des agressions subies de la part des adultes de l’école (voir l’encadré 1). En ce qui les concerne, les membres du personnel pouvaient aussi rapporter des agressions subies de la part des élèves. Le tableau 1 présente les résultats obtenus lors des enquêtes de 2013 et de 2015 avec les principales catégories d’agression que les élèves ont subie par les pairs.

Tableau 1 - Pourcentages d'élèves du primaire et du secondaire rapportant avoir subi différents types d'agression de la part de leurs pairs, 2013 et 2015

Comportements subis

Quelques fois (%)
(1-2 fois/an)

Souvent/très souvent (%)
(2-3 fois/mois et plus)

% de changements
(fréquence moyenne)

2013

2015

2013

2015

2013-2015

Insulté ou traité de noms

Primaire

Secondaire

37,9

30,7

35,0

26,9

19,6

15,6

15,7

4,6

−6,8*

−4,8

Bousculé intentionnellement

Primaire

Secondaire

28,8

18,4

26,8

16,8

7,6

5,2

7,2

5,2

−2,4

−1,5

Cible commérages, éloigné amis

Primaire

Secondaire

28,9

24,2

26,5

21,3

9,6

8,2

8,1

7,8

−3,9

−3,3

Frappé (coups)

Primaire

Secondaire

22,6

7,6

19,7

7,0

4,7

2,4

4,3

2,3

−3,3

−0,7

Vol objet personnel

Primaire

Secondaire

20,5

15,6

18,0

12,7

2,5

2,5

2,4

2,1

−2,6

−3,3

Traité de pédale ou gouine

Primaire

Secondaire

20,9

11,5

16,5

10,0

6,7

5,7

4,6

5,5

−6,5*

−1,7

Menacé chemin-école (piéton)

Primaire

Secondaire

11,0

3,7

7,4

2,3

2,7

1,3

1,5

0,9

−4,8*

−1,8*

Humiliations, rumeurs/Internet

Primaire

Secondaire

6,6

7,4

4,3

5,8

1,1

2,0

1,0

1,7

−2,4

−2,0

Agressé et blessé gravement

Primaire

Secondaire

5,6

1,2

4,5

1,0

0,8

0,8

0,9

0,8

−1,0

−0,2

Diminution significative (seuil alpha plus petit que 0,05) des pourcentages pour un comportement donné.
Source : Portrait de la violence dans les établissements d’enseignement du Québec : Changements entre 2013 et 2015 [11]

Les résultats indiquent peu de changements entre 2013 et 2015 sur l’ensemble des dimensions observées dans les deux ordres d’enseignement (primaire et secondaire). Les seuls changements significatifs qui sont observés concernent le niveau primaire et les manifestations suivantes : 1) insulté ou traité de noms (−6,8 %); 2) traité de pédale ou gouine (−6,5 %); 3) menacé sur le chemin de l’école (piéton) (−4,8 %). Même si ces fluctuations sont en général de faible ampleur, elles n’en demeurent pas moins encourageantes compte tenu du fait que ces baisses se sont produites en deux ans seulement, et concernent des catégories d’agressions subies parmi les plus souvent rapportées.

Le tableau 1 présente également les pourcentages d’élèves ayant subi des cyberagressions (humiliation, rumeurs/Internet). L’absence d’augmentation des agressions sur le Web mérite d’être soulignée, d’autant plus que l’enquête révèle qu’une proportion significativement plus grande de jeunes du primaire et du secondaire (ou un membre de la famille) déclarait posséder un appareil électronique en 2015 (75,7 % et 87,9 % pour les élèves du primaire et du secondaire). Il convient également de souligner qu’à l’exception du cas de l’utilisation d’Internet à l’école pour les élèves du primaire, une très large proportion de jeunes navigue dans le cyberespace sans la surveillance des parents (plus de 75 %) ou des adultes de l’école secondaire (plus de 50 % en 2015). Toutefois, des analyses corrélationnelles indiquent que certaines formes de violence en milieu scolaire, notamment les insultes, les humiliations, les violences à caractère sexiste, les coups et les bousculades, sont associées au fait de subir également des cyberagressions. 

Climat scolaire et cyberviolence

Il est démontré qu’un climat scolaire négatif peut être lié à des frustrations, des difficultés scolaires, des violences à l’école [32], mais aussi à des relations agressives en ligne [15,33]. Bien que le détail de ces relations causales entre ces phénomènes reste clairement à établir, il apparaît essentiel pour les milieux scolaires de travailler non seulement en matière de prévention de la cyberviolence (encadrement/surveillance du matériel informatique, enseignement des bonnes pratiques sur Internet auprès des élèves, conseils et soutien aux parents, etc.), mais aussi de poursuivre les efforts quant à l’amélioration du climat des établissements scolaires et à la prévention de la violence traditionnelle. C’est l’environnement socio-éducatif dans son ensemble qu’il faut cibler.

Bien que l’ensemble des résultats présentés au tableau 1 apparaît en soi encourageant, cela ne doit pas nous faire perdre de vue que les pourcentages d’élèves ayant subi certaines agressions demeurent très élevés. Par exemple, en 2015, 35 % des jeunes du primaire rapportent avoir été insultés ou s’être fait traiter de tous les noms une ou deux fois dans le courant de l’année, alors que 15,7 % rapportent l’avoir été deux à trois fois par mois, sinon plus.

Des différences selon l’âge

Malgré qu’il soit difficile d’établir de fines comparaisons entre les enquêtes en raison de différences méthodologiques, les résultats obtenus par la Chaire de recherche sur la sécurité et la violence en milieu éducatif (CRSVME) [11] et l’EVEQ [25,26] mettent en lumière qu’à l’exception des rumeurs et des humiliations via Internet, les élèves du primaire rapportent avoir subi des agressions de la part de leurs pairs dans une plus grande proportion que les élèves du secondaire. La CRSVME, l’EVEQ et l’EQSJS montrent également que la violence subie par les pairs touche plus d’élèves au début du secondaire. Ces deux tendances en fonction de l’âge ont été constatées depuis longtemps dans de très nombreuses études et recensions. Plusieurs facteurs, agissant de façon combinée, peuvent expliquer que les plus vieux du secondaire rapportent subir moins de violence à l’école que les plus jeunes :

  • Le développement de leur maturité psychoaffective et comportementale (consolidation des mécanismes d’autorégulation émotionnelle, intériorisation accrue de règles externes déterminant la régulation et les conséquences des actes violents commis, etc.);
  • Leur position « dominante » au sein de l’école (comme pour les élèves de la 6e année du primaire);
  • L’absence, à la fin du secondaire, en raison du décrochage scolaire, d’un certain nombre d’individus qui manifestaient des problèmes d’adaptation psychosociale importants susceptibles de leur faire vivre des situations de violence, tant comme agresseurs que comme victimes.

Il est à noter que ces facteurs semblent s’exprimer sensiblement de la même façon chez les garçons que chez les filles [34]. La question des différences de genre nous apparaît d’ailleurs beaucoup plus subtile qu’il puisse en paraître de prime abord. Si certains comportements peuvent jouer un rôle important dans le développement de l’identité sexuelle, c’est l’ensemble du processus de socialisation – dont les caractéristiques de l’environnement socio-éducatif – qu’il faut néanmoins prendre en compte.

Les différences selon le genre

Des méta-analyses de la littérature internationale indiquent qu’en moyenne les garçons manifestent davantage de comportements agressifs directs que les filles [35,36]. En outre, cette différence est plus prononcée pour les agressions physiques que pour les agressions verbales. En revanche, en ce qui concerne les agressions indirectes (dont certaines sont de nature sociale et relationnelle – voir la figure 1), une analyse systématique des résultats empiriques montre que l’écart moyen entre les filles et les garçons s’avère négligeable1 [36–38]. Les résultats concernant la victimisation sont proches de ceux portant sur l’agression. De manière convergente, les filles subissent en moyenne moins de victimisation directe que les garçons, sauf sur le plan des agressions sexuelles [39]. Le niveau de victimisation indirecte est, quant à lui, très similaire entre les filles et les garçons [40,41]. En somme, un large éventail de résultats empiriques se rejoignent pour indiquer qu’aucune forme d’agression ou de victimisation n’est spécifique à l’un des deux genres, et que les liens entre ces phénomènes et les difficultés psychosociales semblent globalement les mêmes, tant chez les filles que chez les garçons.

Dans le même ordre d’idées, les études portant plus spécifiquement sur les violences en milieu scolaire aboutissent généralement à des résultats fort semblables, c’est-à-dire une implication moyenne plus importante des garçons, à la fois comme auteurs et comme victimes, ainsi qu’une absence de différence pour certains comportements [42–44].

Les résultats de l’enquête de 2013 et de celle de 2015 rejoignent la tendance qui se dégage des études sur l’agression en général [35] : les filles et les garçons sont auteurs et victimes de toutes les formes de harcèlement, les garçons étant un peu plus souvent impliqués comme auteurs de faits de harcèlement, mais ils ne se distinguent pas des filles du point de vue de l’implication comme victimes.

  1. Il faut noter que certains chercheurs avancent que le jugement porté sur une situation d’agression serait biaisé par les schémas de genre (attentes, stéréotypes) en défaveur des garçons, ce qui pourrait entraîner une surestimation des différences.