6 juin 2016

La climatisation à domicile dans les secteurs les plus défavorisés des grands centres urbains du Québec

Résumé scientifique
Le texte qui suit est le résumé d’une publication scientifique (ou d’une étude) n’ayant pas été réalisée par l’Institut national de santé publique du Québec. Cette analyse critique ne peut donc pas être considérée comme la position de l’Institut. Son objectif est de porter à l’attention des lecteurs des éléments récents de la littérature scientifique, et ce, sous un éclairage critique découlant de l’expertise des auteurs du résumé.
Auteur(s)
Diane Bélanger
Ph. D., Institut national de la recherche scientifique et Centre de recherche du Centre hospitalier universitaire de Québec
Pierre Gosselin
M.D., MPH, Institut national de santé publique du Québec, Institut national de la recherche scientifique
Belkacem Abdous
Ph. D., Centre de recherche du Centre hospitalier universitaire de Québec et Université Laval
Pierre Valois
Ph. D., Université Laval

Contexte

La climatisation à domicile est l’une des stratégies d’adaptation déployées pour contrer les effets de la chaleur en été. Au Canada, l’engouement pour ces appareils n’a d’ailleurs cessé de croître depuis 30 ans1. Bien que la climatisation ne soit pas une panacée, elle est souvent qualifiée de mesure salutaire pour les personnes fragilisées par la chaleur2-4, en particulier chez les plus défavorisées d’entre elles. En effet, leur milieu de vie présente un ensemble de facteurs très corrélés à de fortes chaleurs et à de forts taux d’humidité, surtout si elles résident dans des villes densément peuplées.

L’objectif de cet article est de documenter l’accès à la climatisation à domicile dans les aires de diffusion (AD) les plus défavorisées des neuf villes les plus populeuses du Québec, à partir d’une enquête menée en 2011, de même que les caractéristiques et perceptions qui l’influencent5.

Méthodologie

Cette étude est une enquête transversale par échantillon stratifié. Au total, 3 485 personnes ont été interviewées à leur domicile, à l’aide d’un questionnaire développé essentiellement sur la base de questionnaires déjà validés et préalablement testés.

La variable dépendante a été identifiée comme étant le fait de disposer d’un climatiseur à domicile (tous types d’appareils confondus) lorsqu’il fait très chaud et humide en été, lorsque ces conditions rendent difficile le sommeil. Les répondants du groupe de comparaison ne possédaient pas de climatiseur.

Le choix des variables indépendantes se base sur la littérature scientifique et, aux fins de cet article, elles se divisent en deux groupes. Le premier groupe réfère à des variables démographiques, culturelles et économiques, aux habitudes de vie, ainsi qu’à des caractéristiques ou à des perceptions liées au soutien social et à l’état de santé. Les impacts sanitaires néfastes autorapportés lorsqu’il fait très chaud et humide font partie des indicateurs de l’état de santé. La prévalence d’impacts a été mesurée de façon similaire à l’état de santé perçu dans les enquêtes populationnelles canadiennes, et le groupe à risque défini comme les personnes qui disent subir moyennement ou beaucoup d’effets néfastes sur leur santé physique ou mentale.

Le deuxième groupe de variables indépendantes correspond à des caractéristiques ou à des perceptions liées au logement et au quartier de résidence, défini comme ce qui se trouve dans un périmètre de 15 à 20 minutes de marche du lieu d’habitation du répondant. Des mesures d’adaptation à la chaleur autres que la climatisation y sont aussi incluses, notamment un indice de 14 solutions écoénergétiques et faciles à utiliser l’été pour se rafraîchir ou se protéger du soleil lorsqu’il fait très chaud et humide6-7.

Des tests standards d’hypothèses ont été réalisés dans les analyses bivariées. Une analyse de régression logistique multivariée et pondérée a ensuite permis d’identifier les principaux indicateurs de la climatisation à domicile. Les méthodes d’équations d’estimation généralisées (GEE)8 ont été utilisées afin de tenir compte de l’autocorrélation spatiale entre les participants au sein des AD/communautés spécifiques. Enfin, l’indice C est présenté pour donner une idée de la capacité discriminante du modèle multivarié; la valeur attendue de cette statistique étant comprise entre 0,5 (non discriminante : les variables n’expliquent pas du tout l’accès à la climatisation) et 1,0 (parfaitement discriminante).

Principaux résultats

Climatisation et autres adaptations lorsqu’il fait très chaud et humide en été

Parmi 3 485 répondants, 49,5 % (intervalle de confiance, IC : 47,7-51,2) disposaient d’un climatiseur à domicile, généralement un appareil autonome (fenêtres : 80 %; mobile : 10 %; mural ou central : 10 %), voire un seul appareil (80 % des cas), installé dans la pièce centrale (48 %) ou la chambre principale (38 %; ailleurs : 14 %). La moitié des répondants utilisaient leur climatiseur 24 heures sur 24 lorsqu’il fait très chaud et humide; 29 %, plusieurs heures de suite, mais pas jour et nuit; et 21 % de façon variable (p. ex., parfois en soirée et souvent la nuit). L’accès à un climatiseur était donc synonyme de son utilisation pour tous, à des degrés variables toutefois.

Les coûts importants associés à l’achat et à l’utilisation d’un climatiseur sont les principales raisons évoquées par les répondants (50,5 %; IC : 48,8-52,3) qui n’en possédaient pas, surtout lorsque le ménage a un revenu annuel inférieur à 15 000 $. L’inconfort ou les problèmes de santé que pourrait causer la climatisation ont aussi été mentionnés par les répondants pour expliquer l’absence de climatiseur à leur domicile.

Enfin, les répondants, qu’ils possèdent ou non un climatiseur, avaient en moyenne deux ventilateurs à la maison. De même, la plupart utilisaient diverses autres stratégies mesurées par l’indice d’adaptation des 14 solutions écoénergétiques déjà mentionné. Il faut noter que 7,5 % des répondants n’avaient ni climatiseur ni ventilateur, parmi lesquels seulement un sur cinq (ou 1,3 % de l’échantillon total) adoptait peu les autres stratégies regroupées sous l’indice d’adaptation.

Analyse multivariée

Seulement cinq des indicateurs associés significativement à la climatisation à domicile dans les analyses bivariées ont été retenus simultanément dans l’analyse multivariée. Ces indicateurs sont présentés au tableau 1. La capacité discriminante de ce modèle parcimonieux s’avère bonne (indice C=0,7). Ce tableau indique que, lorsque mesurées simultanément, les variables expliquant le mieux l’accès à la climatisation à domicile dans ces quartiers défavorisés sont de résider dans une ville parmi les plus chaudes du Québec, la présence d’impacts sanitaires aux fortes chaleurs (de l’avis du répondant), le fait de résider au Québec depuis plus de 10 ans, d’utiliser l’automobile comme principal mode de transport, et d’avoir un revenu annuel d’au moins 15 000 $.

Tableau 1 - Indicateurs associés simultanément à la climatisation à domicile

Variables RC (IC)A Valeur pB
Ville de résidence selon la température moyenne depuis 30 ans9 :    
Parmi les plus chaudes (par rapport aux moins chaudes) 2,9 (2,0-4,1) < 0,0001
Parmi les plus ou moins chaudes (par rapport aux moins chaudes) 1,9 (1,3-2,8) < 0,0001
Impacts sanitaires néfastes autorapportés lorsqu'il fait très chaud et humide en été (par rapport à « non ») 1,6 (1,4-2,0) < 0,0001
Au Canada depuis 10 ans et plus, natif ou immigrant (par rapport à « non ») 2,1 (1,3-3,4) 0,0002
Automobile comme principal mode de transport localement, 12 mois (par rapport aux transport en commun) 1,9 (1,5-2,4) < 0,0001
≥ 15 000 $ de revenu pour le ménage, toutes sources, avant déductions, 12 mois (par rapport à < 15 000 $)

1,6 (1,3-2,0)

< 0,0001

A RC (IC) : rapport de cotes (intervalles de confiance)
B Valeur p associée au Khi-2 de Wald.

Intérêt pour la santé publique

  • Dans cette étude, 50 % des répondants disposaient d’un climatiseur à domicile, généralement un appareil mobile ou de fenêtre, car les répondants sont locataires pour la plupart. Ce pourcentage est nettement supérieur aux 26,8 % observés chez les plus défavorisés du Québec, en 200910. Cependant, l’étude de 2009 ne tenait pas compte de la localisation ou non du logement dans un îlot de chaleur urbain. Ainsi, la très forte propension à climatiser le logement que notre enquête documente pourrait bien correspondre à la réalité dans les AD très défavorisées des grands centres urbains du Québec, car 66 % des répondants résidaient dans un code postal situé dans un îlot de chaleur intra-urbain, et 32 % à moins de 50 mètres d’un tel îlot11.
  • Des cinq indicateurs retenus en analyse multivariée, la ville de résidence est l’indicateur le plus fortement associé à la climatisation. Certaines caractéristiques géophysiques régionales contribuent donc à accentuer le besoin de climatiser son domicile. Les statistiques canadiennes sont éloquentes à ce propos12 : en 2009, les pourcentages de ménages avec climatiseur les plus élevés touchaient les régions centres très chaudes l’été (Manitoba : 80 %, Ontario : 74 %, Saskatchewan : 61 %), alors que les plus faibles étaient enregistrés dans les provinces situées sur le bord de l’océan (Canada atlantique : 19 %; Colombie-Britannique : 23 %).
  • L’air conditionné est associé à la prévalence d’impacts sanitaires néfastes perçus durant les conditions estivales très chaudes et humides11. Le devis transversal de cette étude ne permet pas de vérifier les effets de la climatisation pour réduire ou stabiliser les impacts de la chaleur sur la santé ou, à l’inverse, pour réduire l’adaptation physiologique et potentiellement augmenter de tels impacts3. En outre, la littérature scientifique n’est pas informative à ce sujet. Aucune étude épidémiologique à ce jour ne semble avoir mesuré la température intérieure du domicile comme une variable d’exposition, ce qui exclut toute conclusion définitive à ce sujet, ne permettant pas non plus de recommandation de seuils basés sur des données populationnelles probantes pour régler les températures optimales de climatisation domestique13. Cela pourrait être d’un grand intérêt, puisque l’utilisation de la climatisation augmente régulièrement dans plusieurs pays1,14. Cette donnée n’est pas anodine en ce qui concerne la communauté, car la climatisation contribue à l’effet de serre et à la pollution atmosphérique par ses émissions et sa consommation énergétique, ainsi qu’aux pannes d’électricité ou autres inadaptations similaires et coûteuses15-16.
  • Enfin, quelques mots sur les autres indicateurs associés à la climatisation. Dans cette étude, les répondants natifs et les immigrants de longue date ont deux fois plus de chances de posséder un climatiseur que les immigrants nouvellement arrivés. Le fait que ces derniers sont vraisemblablement en meilleure santé17 et aussi plus jeunes pourrait expliquer la différence d’accès aux climatiseurs observée. Quant à l’utilisation d’une automobile et le revenu annuel supérieur à 15 000 $, ils pourraient faire partie d’un « package » singularisant un  mode de vie  intimement lié au revenu, mais indépendant des croyances en la santé et l’environnement. Des études comportementales pourraient confirmer ou infirmer ces hypothèses.

Références

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