19 août 2005

Commentaires faisant suite à la parution de l’article “Vague de chaleur et climatisation” de Gilles Dixsaut

Article
Auteur(s)
Louis Jacques
M.D., M.P.H., FRCPC, Direction de santé publique de Montréal, Université de Montréal et Hôpital thoracique de Montréal
Tom Kosatsky
Direction de santé publique de Montréal et Université McGill

Dans sa revue bibliographique sur les vagues de chaleur et la climatisation publiée dans le dernier numéro du Bulletin d’information en santé environnementale (BISE, vol. 16, no 3, mai-juin, 2005), G. Dixsaut soulève des doutes quant à l’efficacité de la climatisation comme mesure de santé publique, souligne le caractère empirique de la recommandation de 2 à 3 heures de repos dans un lieu climatisé et aborde les problèmes pratiques ainsi que les impacts négatifs que pose l’utilisation de la climatisation à large échelle. Bien que nous partagions certains des points de vue de l’auteur sur l’utilisation de la climatisation à large échelle, nous aimerions apporter des commentaires sur la valeur des preuves scientifiques concernant l’efficacité de la climatisation et la fréquentation d’un lieu climatisé comme mesure de santé publique.

Rappelons qu’il est clairement démontré que les vagues de chaleur peuvent causer une surmortalité importante1,2. Il en découle logiquement que l’abaissement de la température et de l’humidité ambiantes au-dessous d’un seuil critique, lequel peut varier selon les individus et les populations3, constitue une mesure préventive utile voire essentielle pour les personnes n'ayant peu ou pas de capacité d’adaptation face à ce stress important. Or, la climatisation permet d’abaisser la température et l’humidité ambiantes. Au-delà de ce raisonnement logique, plusieurs études épidémiologiques de type analytique fournissent des preuves importantes à l’appui de cette mesure. Nous avons retracé six études cas-témoins, une de cohorte et deux séries chronologiques. La première étude cas-témoins a été publiée par Kilbourne4, en 1982, et la seconde par Semenza5, en 1996. Dixsaut cite ces deux études sans les décrire, mais il commente en détail l’étude de cohorte publiée par Rogot6, en 1992, tout en soulignant ses limites. D’autres études analytiques plus récentes ont été publiées, soit en France et aux États-Unis. Il est à noter que les études ont presque toutes été conduites aux États-Unis, où la climatisation est beaucoup plus répandue qu’en Europe. Nous présentons brièvement les conclusions de l’ensemble de ces études.

L’étude publiée par Kilbourne4 portait sur la vague de chaleur survenue en 1980 dans les villes de St-Louis et de Kansas City. Elle comprenait 156 cas ayant été victimes d’un coup de chaleur (dont 73 en sont décédés) en juillet 1980 et 462 témoins appariés selon l’âge, le sexe et le lieu de résidence, et sélectionnés selon une procédure standardisée. L’information a été obtenue lors d’une visite de chaque domicile et par entrevue avec les sujets ou des proches. Une forte relation inverse a été observée entre le nombre d’heures passées à la maison à l’air climatisé et le risque de coup de chaleur fatal (le risque relatif atteignant 49,4 (IC 95 % : 7,4-286,4) chez les personnes non exposées à la climatisation en comparaison avec celles exposées 24 heures par jour). Passer une heure par jour ou davantage de temps dans un lieu climatisé était aussi associé de façon significative à un risque réduit de coup de chaleur, fatal ou non.

L’étude de Semenza5 a fait suite à la vague de chaleur ayant frappé la ville de Chicago en 1995. Elle portait sur 339 cas (décès attribués à la chaleur ou à une maladie cardiovasculaire avec ou sans mention de la chaleur comme facteur contributif, durant la période de canicule de 1995) et autant de témoins appariés pour l’âge et le secteur résidentiel selon une procédure standardisée. L’information a été obtenue lors d’une visite de chaque domicile et par entrevue avec des proches, sauf pour les témoins (entrevue avec les sujets eux-mêmes). Le facteur de protection le plus important était la présence d’un climatiseur fonctionnel dans la maison (RC = 0,3; IC 95 % : 0,2-0,6). Il a été estimé que 50 % des décès auraient pu être prévenus si tous les sujets avaient disposé de ce type de climatisation. De plus, la visite d’un lieu climatisé (RC = 0,5; IC 95 % : 0,3-0,9), incluant un lobby climatisé pour les bâtiments à logements, ainsi que l’accès au transport (RC = 0,3; IC 95 % : 0,1-0,5), ont été identifiés comme des facteurs protecteurs.

Dans leur étude, Naughton et al.7 ont repris le même type de méthodologie que Semenza et al. pour étudier les facteurs de risque associés à la vague de chaleur survenue à Chicago en 1999 et les ont comparé à celle survenue en 1995. L’étude portait sur 63 cas (décès dont la cause primaire ou secondaire a été attribuée à la chaleur par le coroner) et 77 témoins. Les résultats sont similaires à ceux rapportés par Semenza5 et ce, dans un même ordre de grandeur.

Une étude cas-témoins portant sur la vague de chaleur survenue à Cincinnati8 en 1999 et comprenant 17 cas et 34 témoins, a aussi identifié la présence d’un climatiseur fonctionnel comme le facteur le plus protecteur (RC=0,03; IC 95 % : 0-0,2).

Deux études cas-témoins ont été réalisées en France9,10, à la suite de la catastrophe de l’été 2003, mais l’effet de la climatisation n’a pu être évalué adéquatement en raison de sa trop faible prévalence. Dans l’étude réalisée auprès des personnes habitant une résidence pour personnes âgées dépendantes (l’autre ayant été réalisée auprès des personnes âgées vivant à domicile), les analyses univariées suggéraient néanmoins que la climatisation était un facteur protecteur.

Dans l’étude de Rogot6, une cohorte de 72 740 sujets a été constituée à partir du croisement des données d’une étude nationale de mortalité déjà en cours et d’un sondage national comprenant des informations sur le type de climatiseur. Le taux de décès a été comparé entre les sujets présumés posséder ou non un climatiseur et ce, durant les mois chauds. Les données concernant la survenue du décès ont été obtenues à partir du registre national des décès et incluaient la période d’avril 1980 à décembre 1985. La présence et le type de climatiseur (central ou de fenêtre) (données obtenues du sondage national) n’ont pas été attribués sur une base individuelle mais par territoire géographique, en tenant compte de plusieurs hypothèses. La température correspondait à une moyenne mensuelle par État, pondérée selon la taille de la population des divisions climatiques de chaque État. La climatisation centrale était associée à une réduction du risque de mortalité de 42 % (RC = 0,58) pour l’ensemble de la cohorte. Les données concernant la présence d’un ou plusieurs climatiseurs de fenêtre ne suggéraient pas d'effet bénéfique, sauf dans le cas de petits appartements ne comprenant qu’une à trois pièces (RC = 0,41), situation presque équivalente à celle d’une climatisation centrale. Notons qu’en dépit des biais de classification induits par la quantification des décès lors des mois chauds plutôt que lors des jours chauds, ainsi que l’estimation de la climatisation sur une base géographique plutôt qu’individuelle, la climatisation ressort de façon significative.

Braga et al.11 ont réalisé une étude de type série chronologique portant sur 12 villes américaines, de 1986 à 1993, dans l’objectif d’examiner l’effet de divers temps de latence sur la mortalité par la chaleur. À l’aide d’une régression de Poisson, des modèles additifs généralisés («generalized additive models (GAM)») ont été utilisés pour estimer l’effet des diverses variables. Les données concernant la climatisation représentent une prévalence moyenne par ville. La prévalence de la climatisation centrale était significativement associée au risque de décès lors des journées chaudes (30°C), mais la variabilité des températures estivales l’était davantage (plus cette variabilité était élevée, plus le risque était élevé).

O’Neill et al.12 ont publié une étude de type série chronologique visant à déterminer si la prévalence de la climatisation pouvait expliquer la différence de mortalité causée par la chaleur entre les Américains de race blanche et ceux de race noire. Un modèle de régression de Poisson robuste («natural spline functions» au lieu de «GAM») a été utilisé pour étudier l’effet de la chaleur sur la mortalité quotidienne non traumatique, dans quatre villes américaines, de 1986 à 1993, en contrôlant notamment pour la pollution par les particules. Les données concernant la climatisation proviennent d’un sondage national et ont été globalement estimées selon la race pour chaque ville. Le taux de climatisation centrale était le double pour les Blancs comparativement aux Noirs alors que les climatiseurs de fenêtre étaient répartis de façon plus ou moins uniforme entre les deux races. Il a été estimé que 64 % de la différence dans le taux de mortalité due à la chaleur entre les deux races pourrait être attribuable à la prévalence de la climatisation centrale. L’effet des climatiseurs de fenêtre n’a pu être étudié adéquatement.

En résumé, les résultats des divers types d’études sont concordants quant à l’efficacité de la climatisation et fournissent des preuves extensives, comme le relatent McGeehin et Mirabelli13. De plus, l’ampleur de la protection apportée par la climatisation est importante. Cette ampleur varie cependant selon les études, celles ayant un biais de classification causé par la mesure écologique de la climatisation, soit l’étude de cohorte et les deux séries chronologiques, ayant produit des estimations plus faibles, tel qu’attendu. La visite plus fréquente d’un lieu climatisé, sans en spécifier la durée précise, est aussi associée à une réduction du risque. Aussi, une relation dose-réponse (nombre d’heures par jour d’exposition à la climatisation) a été observée dans l’étude de Kilbourne4.

Tel que le rapporte Dixsaut, plusieurs problèmes pratiques peuvent entraver l’efficacité de la climatisation (appareil inadapté aux caractéristiques du logement et de l’environnement extérieur immédiat, mauvaise utilisation, mauvais entretien, etc.). Il est juste aussi de souligner qu’une politique d’utilisation massive de la climatisation peut, selon les contextes régionaux et nationaux, entraîner des impacts environnementaux importants (à court terme reliés à la consommation de l’énergie en période de pointe, selon les réserves locales disponibles et à long terme sur les émissions de gaz à effet de serre, selon les sources d’énergie utilisées). Ces éléments doivent être considérés dans l’élaboration d’une politique publique et justifient la mise en garde faite par l’auteur que cette mesure ne doit pas être considérée comme une panacée.

À court terme cependant, la présence de lieux climatisés pour les personnes les plus vulnérables nous semble la stratégie de santé publique la plus efficace tout en étant faisable, en particulier pour les institutions abritant des personnes âgées ou malades et pour les personnes isolées et défavorisées vivant dans des îlots de chaleur. Ceci devrait constituer, selon nous, une priorité de santé publique. Le nombre d’heures requis pour obtenir un effet significatif nous semble relativement secondaire et pourrait être basé sur des données empiriques ou pratiques. Par ailleurs, la climatisation ne devrait pas être trop agressive (on devrait éviter des écarts de température trop importants et s’assurer de réduire l’humidité; une température de 25 ou 26°C, associée à un niveau d’humidité de 30 à 60 %, a été proposée dans le Plan national de canicule, en France, comme critère de confort pour les établissements abritant des personnes âgées) pour tenir compte de la sensibilité des personnes âgées et faciliter l’adoption de cette mesure. À moyen et à long terme cependant, des changements durables devront être apportés à l’environnement urbain afin de contrer l’effet des îlots de chaleur.

Références

  1. WHO Europe, 2004. Heat-waves : risks and responses - Health and Global Environmental Change Series no. 2.
  2. Basu, R., Samet, J.M., 2002. Relation between elevated ambient temperature and mortality: a review of the epidemiologic evidence. Epidemiol Rev. 24(2) : 190-202.
  3. Davis, R.E. et al., 2003. Decadal changes in sum­mer mortality in U.S. cities. Int J Biome­teorol, 47 : 166-75.
  4. Kilbourne, E.M. et al., 1982. Risk factors for heatstroke. A case-control study. JAMA, 247(24) : 3332-6.
  5. Semenza, J.C. et al., 1996. Heat-related deaths during the July 1995 heat wave in Chicago. New Eng J Med, 335(2) : 84-90.
  6. Rogot, E., Sorlie, P.D., Backlund, E., 1992. Air-conditioning and mortality in hot weather, Am J Epidemiol, 136(1) : 106-16.
  7. Naughton, M.P. et al., 2002. Heat-related mortality during a 1999 heat wave in Chicago. Am J Prev Med, 22(4) : 221-7.
  8. Kaiser, R. et al., 2001. Heat-related death and mental illness during the 1999 Cincinnati heat wave. Am J Forensic Med Pathol, 22(3) :  303-7.
  9. Institut de veille sanitaire (InVS), 2004. Étude des facteurs de risque de décès des personnes âgées résidant à domicile durant la vague de chaleur d’août 2003, France. 116 p.
  10. Institut de veille sanitaire (InVS), 2005. Étude des facteurs de risque de décès des personnes âgées résidant en établissement durant la vague de chaleur d’août 2003, Direction de la recherche des études des évaluations et des statistiques, France.
  11. Braga, A.L.F., Zanobetti, A., Schwartz, J., 2001. The time course of weather-related deaths. Epidemiol, 12 : 662-7.
  12. O’Neill, M.S., Zanobetti, A., Schwartz, J., 2005. Disparities by race in heat-related mortality in four US cities: the role of air conditioning prevalence. J Urban Health, 82(2) : 191-7.
  13. McGeehin, M.A., Mirabelli, M., 2001. The potential impacts of climate variability and change on temperature-related morbidity and mortality in the United States, Environ Health Perspect., 109, Suppl. 2, 185-9.